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    Nous serons de retour vers le 15 août bonnes vacances à tous !

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  •  Fabienne Jamet, One, Two, Two, 122 rue de Provence, Olivier Orban, 1975

    Le One, Two, Two était un bordel de luxe, et son histoire est ici racontée par Fabienne Jamet la deuxième épouse de Marcel Jamet le créateur de ce lieu. Ce livre, très mal écrit par Albert Kantof et René Havard, est un recueil de souvenirs plus ou moins arrangés, il faut donc le lire entre les lignes pour comprendre. Il y a deux niveaux de lecture, d’abord ce que se bordel représentait, avec ce mélange curieux de crapules, de soldats allemands sous l’Occupation et de personnes riches, du beu monde. C’était un lieu de rencontre et pas seulement pour le sexe. Ensuite il y a les propos de Fabienne Jamet qui nous explique combien ce fut une misère que les bordels aient été fermés, et que « son » bordel à elle était une institution bien française, presqu’une œuvre d’art. Fabienne Jamet, née Georgette Pélagie, a fait toute sa vie dans le putanat. Fabienne était son nom de guerre. Le One, Two, Two, a eu son heure de gloire pendant l’Occupation, c’est à ce moment que ses affaires furent les meilleures. Marcel Jamet, un ancien barbiquet avait eu cette intuition géniale d’en faire un lieu couru du Tout Paris. C’est-à-dire qu’à côté du bordel proprement dit, il y avait un restaurant où on mangeait le bœuf à la ficelle – ce plat donnait le nom au restaurant – et l’omelette norvégienne. Et puis on venait aussi pour boire une bouteille de champagne, même si ce n’était pas pour tirer un coup. On connait la légende, des chambres – 22 – qui étaient décorées luxueusement en fonction des fantasmes de la clientèle. C’était le haut de gamme du putanat. Jamet avait commencé avec 3 gonzesses et sa première femme Doriane, et à la fin il drivait une soixantaine de putes ! Fabienne, elle, avait commencé au bas de l’échelle du putanat, le trottoir à dix-sept ans, puis elle avait cahin-caha grimpé les échelons de la professions, elle se fit admettre comme « femme » au One, Two, Two. « Femme » c’est le terme qu’elle emploie pour dire « pute ». Puis elle devint « sous-maxée », elle préfère dire gouvernante, c’est plus chic, et enfin, elle évinça Doriane dans le lit de Jamet. 

    Fabienne Jamet, One, Two, Two, 122 rue de Provence, Olivier Orban, 1975 

    Le couple Jamet au temps de sa splendeur 

    C’est le destin d’une ambitieuse qui est raconté ici. Fille d’une concierge et d’un policier de la brigade des mœurs qui se fera révoqué, sa motivation était le pognon et le luxe qu’il permet. Les bijoux, les belles robes de chez Patou, paraître dans la société des célébrités de ce monde. Elle dit elle-même qu’elle n’avait pas beaucoup d’amour pour Jamet, mais qu’au fil du temps elle s’était habituée à lui et avait fini par l’aimer. Elle a donc vécu pour la gloire du bordel le plus chic de Paris. Célèbre avant la Seconde Guerre mondiale, c’est tout de même l’Occupation qui en fera un monument. Le couple Jamet avait une belle capacité d’adaptation, et en se liant avec Radecke, le bordel pu continuer à fonctionner mieux que jamais, ne manquant de rien pour la nourriture, élargissant sa clientèle du côté des haut-gradés allemands, les vedettes, Tino Rossi, Edith Piaf ou Michel Simon continuaient de venir. Quand Fabienne décrit cette période, elle trouve ça normal, elle dira qu’elle a sauvé le bordel en le gardant à la France. Elle ne dit pas qu’ils étaient pour les Allemands, mais seulement qu’il fallait faire tourner la boutique et rentrer de l’argent. Cette position est évidemment des plus ambigües, même si Jamet se débrouillera pour avoir un certificat de résistant. Mais à la Libération, à Paris, c’était assez facile d’en obtenir un, même Michel Audiard y parviendra. En fait le couple Jamet et son bordel étaient pour la bonne marche des affaires et tentaient de ne pas trop se mouiller d’un côté ou de l’autre. Ils amassèrent ainsi une fortune considérable, dépensant plus que de raison le pain de fesse. La Libération devait entraîner leur perte. En effet après avoir défilé aux Champs-Élysées pour applaudir le général de Gaulle, les ennuis commencèrent avec la campagne pour la fermeture des maisons closes[1]. Cette campagne était menée sur le plan médiatique par une ancienne pute au parcours des plus sinueux, Marthe Richard. Cela aboutit à la ruine du couple Jamet. Les bordeliers les plus sérieux s’étaient reconvertis dans les clandés. Mais les Jamet en furent incapables malgré leur carnet d’adresses copieux. Pourquoi ? On n’en sait rien, il semble que Marcel attendait une opportunité qui n’est pas venue, peut-être une abolition de la loi dite Marthe Richard. En tous les cas après s’être retirés dans leur belle maison de campagne, ils commencèrent à manger leurs économies qui étaient pourtant copieuses, puis ils se lancèrent dans des montages scabreux, vendant leurs biens, maisons et bijoux. Après la mort de Marcel, Fabienne continua dans le putanat bas de gamme en gérant des hôtels de passe dans les quartiers sordides de Paris. 

    Fabienne Jamet, One, Two, Two, 122 rue de Provence, Olivier Orban, 1975

    Marcel Jamet dans ses cuisines 

    Évidemment elle était amère, elle en voulait au général de Gaulle. Dans ce livre elle s’efforce de nous expliquer en quoi les maisons closes c’était très bien. Selon elles les filles du One, Two, Two, étaient très bien dans cette situation, gagnaient bien leur vie, comparativement à ce qu’elles auraient pu avoir en usine ou en boutique. On veut bien le croire, mais à côté des bordels comme Le Sphinx ou le One, Two, Two, il y avait aussi les maisons d’abattage où les macs envoyaient leurs filles qui se rebellaient et qui travaillaient mal. Dans quelle proportion les maltraitées se trouvaient par rapport à celles qui prospéraient… du moins jusqu’à un certain âge. Fabienne nous fait l’éloge du putanat en deux sens. D’abord cela empêcherait les crimes sexuels, en se référant à l’idée que chez elle on pouvait se laissait aller à ses fantasmes sans trop de casse. C’était un des leitmotivs de la défense des bordeliers, l’autre c’était que ça participait de l’éducation sexuelle. À mon sens tout ça ne tient pas debout, vu que les tarifs du One, Two, Two ce n’était pas pour le prolo de base. Ensuite, elle traite de l’hygiène. Là aussi il est assez douteux que dans les maisons d’abattage l’hygiène soit beaucoup mieux surveillée que sur les trottoirs des Halles par exemple. Puis elle fait l’éloge du maquereau, sous-entendant que les filles étant un peu connes, elles n’étaient pas capables de faire leur pelote sans un mac qui les drive. On comprend qu’elle s’assoie sur la morale ordinaire, même si de temps à autre son mari fréquentait un peu les curés ! 

    Fabienne Jamet, One, Two, Two, 122 rue de Provence, Olivier Orban, 1975

    Le réfectoire du One, Two, Two 

    Au passage elle réglera quelques comptes de manière acrimonieuse, avec Manouche, de son patronyme Germaine Germain, mais aussi avec Tino Rossi qu’elle avait dans le nez, au point de laisser entendre que son fils Laurent n’était pas de lui, et qu’en plus il était cul et chemise avec les Boches et la rue Lauriston. Manifestement elle n’aimait pas les Corses ! On aura aussi droit à des anecdotes plus ou moins croustillantes sur les personnalités qu’elle a reçues. Sans prendre ce qu’elle raconte au pied de la lettre, il est intéressant de comprendre qui étaient et comment pensaient ces bordeliers. C’est toute une époque comme on dit ! Une petite page d’histoire. Contrairement à la plupart des Français, Fabienne, sans être forcément pour les Boches, regrettera le bon vieux temps de l’Occupation, elle décrira d’ailleurs les soldats Américains comme des sauvages qui après la Libération mirent en péril sa maison.

    Fabienne Jamet, One, Two, Two, 122 rue de Provence, Olivier Orban, 1975

    Christian Gion, One, Two, Two : 122, rue de Provence 

    Il existe une adaptation à l’écran de ces mémoires par Christian Gion, One, Two, Two : 122, rue de Provence qui date de 1978. Par charité on ne le commentera pas, car si les mémoires de Fabienne Jamet sont assez douteuses, le film c’est carrément un conte de fée !


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/alphonse-boudard-la-fermeture-robert-laffont-1986-a213053065

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  •  Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958

    Robert Wise est un réalisateur prestigieux, aux multiples succès. Il a ramassé pas mal d’Oscar pour West Side Story, le vrai, et pour The Sound of Music, quand à cette époque les comédies musicales avec Julie Andrews faisaient des cartons. Pourtant on oublie que s’il a été un cinéaste très éclectique, il a fait des péplums, Helen of Troy, de la science fiction, The Day the Earth Stood Still, capable de conduire des grosses machines, il a débuté avec des petits films d’horreur et des films noirs fauchés qui sont aujourd’hui très appréciés, Born toi Kill. Sortant des films B, il avait connu un bon succès critique et public avec The Set Up[1] ou encore Somebody Up There Likes Me une biographie du boxeur Rocky Graziano avec l’excellent Paul Newman. En 1952, un petit film noir fauché comme The Captive City a été très remarqué pour sa rigueur quasi documentaire. En règle générale je n’aime pas les biopics parce qu’elles sont trop engoncées dans une sorte de cahier des charges qui bride la créativité. Mais I Want to Live est une biopic très différente de ce qu’on a l’habitude de voir. C’est le récit de la condamnation à mort et du gazage de Barbara Graham. C’est inspiré d’une histoire vraie – ce qui dans le cinéma hollywoodien n’est jamais une garantie. Et contrairement à ce qui a été dit ici ou là, Robert Wise ne discute pas vraiment de la culpabilité ou de l’innocence de cette femme. C’est un humaniste, un homme de gauche, libéral au sens américain du terme, et il va plutôt s'orienter sur la question de la peine de mort, parce que au-delà de ce qu’elle a fait ou pas, c’est un être humain qui a particulièrement été marqué par le destin. Le scénario est basé sur la correspondance entre Barbara Graham et le journaliste Edward Montgomery qui avait couvert toute l’affaire et qui, après l’avoir dénoncée à la vindicte publique à travers ses articles, retournera sa veste et tentera de la sauver de la chambre à gaz. Les efforts de reconstitution sont remarquables, non seulement pour ce qui concerne les décors, mais également pour le choix des acteurs qui vont incarner les personnages de cette tragédie.   

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Barbara Grahame fréquente les boîtes de jazz 

    Barbara Graham est une femme extravagante, délinquante et prostituée, elle aime faire la fête et danser dans les boîtes de jazz. Elle traîne comme ça plusieurs années, entrant et sortant de prison, pour racolage, pour parjure, pour chèque sans provision. Elle décide de se ranger et de se marier avec Henry Graham qui est aussi barman. Elle fait donc un enfant avec lui. Mais ses relations avec son mari se dégradent, il se drogue, et elle le quitte. Seulement elle a besoin d’argent et s’acoquine avec deux demi-sels, Perk et Santo. Ce sont des voleurs, ils vont attaquer, avec l’aide de King, un autre malfrat, une vieille femme pour lui voler ses bijoux. Ils la tuent. Rapidement la police va se mettre sur la piste des voleurs, sauf que Barbara Graham va nier qu’elle était dans le coup. Par inadvertance, elle conduit la police jusqu’à la planque où ils se sont réfugiés, au-dessus d’un garage. La maison est cernée, et la bande est obligée de se rendre. Ses complices rejettent tout sur Barbara, arguant que c’est elle qui a tué la pauvre Mohanan en la frappant à coups de crosse sur la tête. Barbara nie, elle affirme qu’elle n’était pas là, mais qu’elle était avec sa famille. Elle n’a pas d’alibi. Santo lui a vendu tout le monde en échange d’une remise de peine. La bataille s’engage, chacun cherchant à éviter la peine capitale. Barbara en prison rencontre une dénommée Rita qui la fait parler et qui introduit auprès d’elle un policier qui lui propose de monter un faux alibi. Il finit par lui extorquer des aveux dans des conditions très douteuses, insistant pour lui dire que sans ces aveux, il ne lui produira pas de témoignage en sa faveur. La presse se déchaine contre Barbara, et quand le policier vient témoigner pour l’accusation, l’affaire est entendue. Elle va faire appel, mais son appel est rejeté. Elle va alors rencontrer une sorte de psychiatre, spécialiste de la détection des mensonges, Carl Palmberg, qui prend sa tâche à cœur et est persuadé de son innocence, malgré tous ses mensonges. Il va être appuyé par un journaliste sourd, Ed Montgomery qui va tenter lui aussi de la sortir de ce mauvais pas. Mais Palmberg décède, et il n’a rien laissé de ses recherches. Dès lors malgré les recours en grâce, l’affaire est entendu, elle sera gazé. Les journalistes se pressent bêtement pour assister à l’exécution. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Elle s’est faite dénoncer pour  racolage 

    Comme on le comprend le débat de savoir si Barbara est coupable ou non, n’est pas le propos de Robert Wise qui tient la balance égale entre ceux qui pensent qu’elle a tué et ceux qui pensent qu’elle était innocenter. Susan Hayward pensait que Barbara était coupable. Montgomery non. Et donc une fois qu’on a éliminé ce faux débat, le film devient un plaidoyer contre la peine de mort. Le scénario évoluer en deux sens : d’abord montrer que le caractère de Barbara a été formé par les années de misère contre lesquelles elle s’est débattue pour tenter de trouver une part de bonheur. Après tout réussir par tous les moyens est bien un paramètre déterminant de la culture américaine. Ensuite, le deuxième axe, c’est cette machine à broyer qu’on appelle le système judiciaire. La personnalité de Barbara s’est forgée dans les épreuves de la vie. Elle n’est pas née au bon endroit, avec les bons parents. Elle vit dans un milieu où, en recherchant de l’argent pour faire la fête, on se brule les ailes : elle ne rencontre que des personnages peu fiables, au moins aussi menteurs qu’elle. Elle vit de petits expédients, allant plus souvent qu’à son tour en taule pour payer ses écarts de conduite. on ne saura pas d’ailleurs si le médiocre Henry Graham est son maquereau ou non, on le pense puisque c’est elle qui lui paie ses doses. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Barbara accompagne Perk et Santo sur des coups foireux 

    Des films sur des journalistes qui cherchent à innocenter un prévenu, il y en a beaucoup, mais très souvent, comme dans True Crime de Clint Eastwood qui date de 1999, on sombre dans la niaiserie et la justice triomphe facilement par le biais d’un individu des plus déterminés. Rien de tel ici. Avec minutie, Robert Wise va mettre en scène l’échec face à une machine totalement déshumanisée. Sans le dire, il montre que ce ne sont pas les hommes, juges, policiers ou gardiens de prison qui sont en cause, mais un système. Incapable de démêler le vrai du faux, elle produit de l’injustice. Dès lors le combat de quelques individus bien intentionnés est perdu d’avance. Bien entendu Barbara s’est retrouvée dans cette situation après bien des erreurs et des fautes. Mais doit-elle être tuée ? En effet elle n’est pas innocente au sens juridique du terme. Et le procureur rappelle au jury que non seulement elle a un casier long comme le bras, mais que sa vie est dans l’ensemble un mensonge. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Elle annonce à Perk qu’elle arrête les combines et qu’elle va se marier 

    La justice repose sur des principes très spécieux, par exemple cette maladie américaine de faire élargir un criminel à condition que lui-même ait dénoncé ses complices. C’est ce que fera non seulement King, mais également Rita qui embobeline Barbara afin que louche policier puisse obtenir par la bande et à l’aide de mensonges éhontés, des aveux qui manifestement sont douteux et tirés par les cheveux. Il y a d’ailleurs une incongruité, en effet pour commettre ce faux alibi, le faux Benjamin, demande 25 000 $, ce qui semble très élevé pour l’époque et surtout pour des criminels de faible envergure telle que Barbara. La délation est un pilier du système, Robert Wise doit certainement se souvenir de ces incitations de la justice à la délation avec les sinistres affaires de l’HUAC, on pense à la honte que portera toute sa vie Elia Kazan, et même au-delà, pour avoir joué ce jeu, enfin que lui évite une légère peine de prison. Quand Rita pousse Barbara aux abois, à rechercher un faux alibi, elle écourte sa peine d’emprisonnement, mais elle envoie son « amie » à la chambre à gaz, manquant à la compassion la plus élémentaire. Cet individualisme triomphant jure avec le fait qu’on reproche à Barbara d’être amorale ! Cette idée de conduite morale est évidemment élastique et se tord comme on le veut. Autrement dit la condamnation de Barbara va reposer sur une manipulation de témoin et sur des mensonges. Le juge balaiera pourtant ces entorses au simple bon sens d’un revers de main, la justice doit passer, donc Barbara doit être condamnée. Cette critique du système judiciaire va très loin, puisque les complices de Barbara l’enfonce parce qu’ils se bêtement qu’elle sera pas condamnée à mort parce qu’elle est une jeune et jolie mère de famille, eux aussi éviteront la peine capitale. Les policiers se révèlent violents, sournois, et faux jetons. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Son mari est un drogué qui la brutalise 

    Ce système parfaitement sournois est complété par la presse qui saute tout de suite sur la possibilité de dénoncer le crime et d’encourager à la peine de mort pour satisfaire ce qu’elle pense être le goût du public pour le fait divers sordide. On verra ainsi un présentateur de télévision, George Putnam, célèbre en son temps, présenter une mine plutôt réjouie quand il présente les déboires de la pauvre Barbara. Montgomery présente l’inverse, une prise de conscience. Il se rend compte que d’une certaine manière il a été abusé par son métier pour vendre du papier. Sa rébellion tient plus à la nécessité de dénoncer un tel système que de la conviction que Barbara est innocente et qu’elle doit être sauvée. Il sera d’ailleurs le seul journaliste à ne pas vouloir assister à l’exécution, tandis que ses confrères voyeurs inconscients de ce que cela peut bien signifier, se précipiteront pour assister à l’agonie. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    La police cerne la maison où se cachent Perk et Santo 

    Mais si le film nous touche, c’est d’abord parce qu’il repose sur une galerie de portraits très acérés. D’abord bien sûr la flamboyante Barbara. Elle n’est pas présentée comme mauvaise ou bonne, c’est d’abord une jeune femme qui a une volonté farouche de vivre et à cet égard le titre du film est parfaitement bien choisi. Elle a de l’anergie à revendre et adore danser. De basse extraction, elle n’est pourtant pas une imbécile, ni une inculte. Elle lit Omar Khayam, elle comprend la musique de jazz et adore le combo dirigé par Gerry Mulligan. On peut cependant se demander s’il n’y a pas là une sorte de télescopage parce que le meurtre de Monohan se déroule en 1953, et à cette époque non seulement Gerry Mulligan n’était pas connu, mais il ne dirigeait pas de groupe avec Art Farmer et Frank Rosolino. Mais passons sur cet anachronisme. Les complices de Barbara sont des demi-sels, ni mauvais, ni bons, ils manquent de courage et ne supportent pas la pression des flics. Mais les bourreaux ou les gardiens de prison ne se posent guère de question sur leur curieux métier. La seule qui s’interroge sur ce qu’on laisse faire – un assassinat – c’est l’autre Barbara, l’infirmière qui assiste les derniers instants de celle qui va être exécutée. Le procureur apparaît comme un individu particulièrement violent et vindicatif, sa hargne nous semble disproportionnée pour prétendre rendre la justice avec sérénité. Il bénéficie évidemment de l’appui du juge qui est par nature, avant même que les débats aient eu lieu, convaincu de la culpabilité de Barbara. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Elle ne dira rien à la police 

    Le style clinique de Robert Wise est ici très efficace. Il détaille les gestes les instruments, les accessoires qui servent une cause obscure. En 1944, dans Double indemnity, Billy Wilder avait filmé la chambre à gaz, mais cet épisode n’avait pas été montré à l’écran. Sans doute les producteurs le trouvaient-ils trop morbide, mais en 1958, Robert Wise le fait. Il détaille les gestes un derrière l’autre, les produits qu’on utilise, la précision des bourreaux rend d’ailleurs mécanique et sans humanité l’exécution. La chambre à gaz est filmée sous tous les angles, ,on vérifie l’étanchéité, on verse la quantité de poison voulue, ni trop ni pas assez. On se dit d’ailleurs que c’est de cette manière que les nazis devaient procéder pour gazer les juifs déportés , froidement, avec application. C’est sans doute le passage le plus fort du film, tout se fait dans le silence. A partir de la moitié du film ce pourrait être un simple procédural, mais justement dans la manière de filmer, c’est autre chose, comme une méditation sur l’enfermement et la faiblesse d’une femme face au reste de la société. Wise n’insiste pas sur les joutes oratoires entre l’accusation et la défense, autrement dit sur le côté guignol du cirque judiciaire. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Rita tente de la piéger en l’incitant à faire un faux témoignage 

    Le reste est proprement filmé bien entendu, la nuit, l’errance de Barbara et sa misère, mais sans s’attarder. C’est d’ailleurs comme ça qu’il avait filmé The Setup[2]. Cette sobriété qui mise sur la puissance des images est bien plus efficace que de longs discours philosophiques sur l’inanité de la peine de mort. La photographie est très bonne, elle est de Lionel Lindon, qui a notamment fait The Scarlet Hour de Michael Curtiz[3]. Bien que le film dure un peu plus de deux heures, ça ne traine pas. Par exemple quand la retraite des gangsters est cernée, on multiplie les angles de prise de vue, plutôt que d’allonger le moment où les gangsters devront se rendre sous la menace d’ailleurs d’être mitraillés par la police. La filature de Barbara par la police est aussi une des sources certainement du Samouraï de Jean-Pierre Melville qui adorait ce réalisateur – et encore plus sans doute Odds Against Tomorrow. Quand Robert Wise film le jazz, la danse de Barbara ou le combo de Gerry Mulligan, il utilise des plans penchés, ces audaces nous rappelant que c’est lui qui avait monté le film d’Orson Welles, Citizen Kane. Les scènes dans la prison, et en général dans les espaces étroits, montrent sa virtuosité. L’usage du 1 :1,85 comme format me semble tout à fait en phase avec ce que veut montrer Robert Wise. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Condamnée à mort elle arrive à San Quentin 

    L’interprétation c’est évidemment d’abord Susan Hayward dans le rôle de Barbara Graham. Le rôle était fait pour elle. Elle avait reçu en 1955 le prix de la meilleure actrice à Cannes pour I’ll Cry Tomorrow de Daniel Mann, une autre biopic d’une femme désespéré et martyrisée par l’alcool et par sa mère. Pour I Want to Live, elle remportera tous les prix d’interprétation possibles, dont l’Oscar de la meilleure actrice. Dans n’importe quel film elle est toujours très bien, même quand elle se retrouve dans des péplums sans queue ni tête. Mais il est clair que Barbara Graham est un de ses meilleurs rôles. Elle est complètement habitée par cette femme torturée. A la fois roublarde et naïve, terrifiée et révoltée, elle passe par toutes les attitudes de la femme maltraitée par la vie. C’est un très beau portrait de femme, bien qu’elle soit une criminelle. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Montgomery et Palmberg vont tenter de sauver Barbara 

    Tout le reste de la distribution s’articule autour d’elle, mais ce sont que des seconds rôles si je puis dire. Il y a le très bon Simon Oakland dans le rôle de Montgomery, le journaliste sourdingue qui essaie de se racheter de ses bévues. Theodore Bikel est Plamberg celui détecte les mensonges. J’ai bien apprécié les acteurs, Philip Coolidge et Lou Krugman qui incarnent respectivement Emmett Perkins, dit Perk, et John Santo. Ils sont tout à fait ressemblant à ce que ces deux gangsters étaient. Wesley Lau dans le rôle du mari accroché à la drogue, n’est pas très remarquable, mais par contre, Alice Backes dans le rôle de la seconde Barbara est tout à fait saisissante. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Palmberg lui explique que sa demande de grâce a été rejetée

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Les journalistes veulent voir le  spectacle de la chambre à gaz 

    Le film fut un succès critique et public, rapportant beaucoup d’argent à Susan Hayward qui avait 37% des bénéfices ! Pour un budget de 1n4 millions de dollars, il en rapporta presque 6 millions ! Le film a été produit par Figaro Inc. La maison de production fondée par Joseph Mankiewicz, le seul film qui rapporta de l’argent. Le scénario avait été travaillé par le neveu de Joseph Mankiewicz, Don Mankiewicz. C’est un excellent film noir qui n’a pas pris beaucoup de rides avec le temps. La musique de Johnny Mandel interprétée par le combo de Gerry Mulligan est aussi très bonne, et d’ailleurs la bande son sera aussi un succès commercial. 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Barbara est attachée dans son fauteuil 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    C’est un film classique si on veut, et BQHL a eu l’excellent idée de le ressortir en Blu ray, avec une présentation de Rafik Djoumi. Il a donc sa place dans une vidéothèque de qualité, sauf évidemment si on déteste le film noir et Susan Hayward ! 

    Je veux vivre , I want to live, Robert Wise, 1958 

    Les vrais protagonistes de l’affaire Barbara Graham, de gauche à droite, Santo, Perkins et Barbara Graham 


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/the-set-up-nous-avons-gagne-ce-soir-robert-wise-1949-a114844912

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/the-set-up-nous-avons-gagne-ce-soir-robert-wise-1949-a114844912

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/enigme-policiere-the-scarlet-hour-michael-curtiz-1956-a214221307

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  •  Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923

    Non, ce n'est pas une maladie honteuse que de s'intéresser à Chaplin, il a beaucoup inventé, et de nombreuses figues on alimenté la grammaire du film noir, par exemple la scène du miroir dans The Circus  qu'on retrouvera chez Orson Welles qui admirait Chaplin, dans The Lady fron Shangaï et ensuite dans bien d'autre films noirs. On trouve aussi une influence très nette de Chaplin sur le film des frères Coen, O'Brother, il s'agit de la scène où les fuyards rencontrent des sortes de nymphettes, cette scène est une copie d'une scène de rêve incluse dans Sunnyside qui date de 1919.

    Voilà donc un film centenaire et qui « vaut » bien plus que toutes les pseudo-comédies dont le cinéma français nous accable à longueur d’année. Chaplin est évidemment un monument de l’histoire du cinéma, un créateur au sens le plus étroit du terme. C’était, on l’a peut-être un peu oublié, un perfectionniste. En matière de cinéma, il y a une évidence, si on peut repérer des progrès techniques dans les possibilités offertes à un cinéaste – la couleur, l’écran large, le son, etc. – il est assez clair qu’un film de Chaplin ou de Keaton ne saurait être moins abouti qu’un film de Scorsese – Hugo Cabret – ou de Spielberg – The Fabelmans. Ce serait même un peu l’inverse. C’est d’ailleurs ce que sous-entendent ces deux cinéastes dans leurs films récents qui portent pour partie sur le cinéma justement dans ses origines et son développement. Chaplin comme Keaton ou Griffith est de ceux qui ont inventé un langage, une grammaire, pour le cinéma, et s’ils ont ouvert la voie, on ne peut pas dire qu’ils aient été dépassés. À partir du moment où Chaplin connut la gloire, il a mis de plus en plus de temps pour fabriquer ses films qui, s’ils rapportaient beaucoup d’argent, coûtait aussi plutôt cher, dans son processus de création, il alternait les périodes d’euphorie et les périodes de doute. The Pilgrim est connu, mais il est beaucoup moins commenté et admiré que les longs métrages comme The Golden Rush ou City Lights. Chaplin lui-même semblait le considérer comme un peu négligeable dans sa longue carrière.  Il est vrai que Chaplin faisait ce film pour le compte de la First National avec qui il avait un contrat pour dix films et qu’il voulait en finir avec eux pour être son propre producteur. C’est pour cette raison que ce film est un moyen métrage et donc qu’il faisait quatre bobines au lieu de deux, donc dans l’esprit de Chaplin, il comptait double[1] ! En quelque sorte il a tiré à la ligne. Est-ce pour autant que ce film est mineur ? Non ! Il y a en effet une désinvolture très créative qui justement en fait tout le prix. Sans doute beaucoup moins préparé que ces autres longs métrages, il a une légèreté qui lui donne un charme particulier. Ce film est en même temps un adieu, en effet ce sera le dernier d’une longue liste où Edna Purviance tiendra un rôle de premier plan. Elle sera en tout apparue dans trente trois films de Charles Chaplin, dans les trois derniers, elle ne tiendra que des tout petits rôles. Elle fut un pilier de la cinématographie chaplinesque. 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Un jeune couple veut se marier et courent après le pasteur 

    Un prisonnier – que certains commentateurs ont appelé Lefty Lombard – s’évade de prison. Au passage il échange son costume de bagnard avec celui d’un pasteur. Ainsi transformé, il va à la gare prendre le train. Là il prend un billet pour Dallas, puis en attendant le train, il est harcelé par un jeune couple qui veut se marier. Mais le père de la jeune fille intervient et tout rentre dans l’ordre. Il arrive donc dans une petite ville du Texas où des membres d’une congrégation l’attendent. L’évadé est surpris, mais il fait semblant de rien. Le diacre Jones a reçu un télégramme, comme il a oublié ses lunettes il demande au faux pèlerin de le lui lire. Celui-ci transforme le télégramme qui annonçait un retard du pasteur qu’ils attendaient. Il arrive exactement pour l’office. On lui demande de faire un sermon, il est bien ennuyé, mais il s’applique à mimer l’histoire de David et Goliath d’une telle façon que seul un petit garçon qui s’ennuyait est enthousiasmé. En revenant chez les Brown, l’évadé est reconnu par un ancien compagnon de cellule. tant bien que mal il arrive à s’en débarrasser. C’est sans doute un dimanche, car les Brown reçoivent des invités, un couple avec un enfant qui se révèle particulièrement exaspérant, chacun se le renvoyant. Mais cet enfant fait des farces, pique le derrière de l’un et de l’autre, leur envoie de l’eau sur la tête. Ensuite Mademoiselle Brown va faire un gâteau et l’évadé qui est attiré par elle, va l’aider. Mais l’enfant farceur va recouvrir le gâteau du chapeau de son père ! Ne comprenant pas la supercherie, le faux pasteur va enrober le gâteau d’une épaisse couche de crème. 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Le Diacre n’a pas ses lunettes et demande qu’on lui lise le télégramme 

    Tandis que le père cherche son chapeau, l’évadé tente de couper le gâteau. On s’aperçoit alors qu’il s’agit du chapeau, ce qui amène la fâcherie du couple qui s’en va avec son enfant terrible. Arrive sur ces entrefaites Howard qui aperçoit la mère Brown en train de compter l’argent qu’elle doit remettre le lendemain pour le remboursement d’un prêt. Après avoir tenté de voler le portefeuille du diacres Jones, Howard essaie de prendre les billets, chaque fois le faux pasteur l’en empêche. Ils vont se coucher, Howard prétextant qu’il a loupé le train est invité à rester. Évidemment il veut voler les billets. Mais le faux pasteur le surveille. Cependant Howard l’assomme et file dépenser l’argent dans un saloon où on peut jouer à la roulette. Mais une bande de hors-la-loi vient braquer la salle de jeu. Entre temps le faux pasteur s’est réveillé et se dépêche d’aller récupérer l’argent en se déguisant en une sorte de Wyatt Earp ou de Bill Cody. Il récupère facilement l’argent et le ramène à Mademoiselle Brown. Le shérif cependant a eu vent que le faux pasteur est un évadé et il arrive pour l’arrêter. Mais comprenant que le faux pasteur a récupéré l’argent, il va l’amener à la frontière mexicaine et lui donne la possibilité de choisir la liberté. 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    À l’église il mime l’histoire de David et Goliath 

    Comme on le voit l’histoire, malgré sa simplicité, est très dense. D’abord ce n’était pas la première fois que Charlot s’évadait, dans The adventurer, 1917, un petit film de deux bobines, il tenait ce rôle auprès déjà d’Edna Purviance. Cette quête de la liberté correspond non seulement à la philosophie de Chaplin, mais aussi à sa vie d’artiste qui bouscula les formes et les normes en vigueur dans la société américaine. En ce sens ce film est typiquement américain, et ce n’est pas un hasard s’il parodie d’élégante façon les genres en train de se former à Hollywood. C’est donc un film de gangsters, avec évasion, hold-up et repentance. Mais c’est aussi une sorte de western, avec un shérif à cheval et la fuite vers le Mexique. Cette trame pourrait facilement servir à la construction d’un drame des plus sérieux. Frank Borzage sur un thème un peu semblable avait d’ailleurs tourné en 1916 justement un « deux bobines » intitulé The Pilgrim, dans lequel il tenait le rôle du héros solitaire qui s’en va à son destin avec son âne ! 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Seul un jeune garçon apprécie le sermon du nouveau pasteur 

    Le point focal de l’histoire c’est tout de même la confrontation du faux pasteur avec une communauté religieuse dans une petite ville du sud des Etats-Unis – qui ne peut pas être Dallas bien entendu puisqu’elle est située sur la frontière ! Près de la moitié du film est une attaque directe contre la bigoterie des Américains. Ce qui vaudra d’ailleurs au film d’être interdit dans de nombreux États ou encore amputé, ce qui est pire qu’une interdiction. C’est plus le comportement bigot qui est moqué que la religion elle-même. Le faux pasteur est célébré justement parce qu’il arrive à intéresser un enfant par son sermon sur David et Goliath. Les personnes qui assistent à l’office sont choisies minutieusement pour susciter seulement par leurs grimaces tout ce qu’il peut y avoir de faux dans la pratique religieuse. Le diacre Jones est un gros hypocrite qui planque son vice pour la boisson dans la poche arrière de son pantalon. De cette opposition entre les bigots et le faux pasteur, prouve que la différence entre le bon et le méchant est une question de conventions. Bien entendu Howard est mauvais et sans scrupule, non pas parce qu’il vole, mais parce qu’il vole une femme qui a besoin de cet argent pour sa survie. Howard est surtout une brute stupide, dès qu’il a volé, il va jouer l’argent pour le perdre dans un tripot bas de gamme. 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Il se remémore son temps en prison avec Howard 

    La bigoterie n’est pas la seule dimension de cette communauté qui est critiquée. La famille en elle-même apparait comme une institution qui rend carrément les gens idiots. Même le jeune garçon qui est invité avec ses parents pour manger un gâteau est déjà insupportable, et on comprend que c’est là la réaction contre ses parents. Mais si l’enfant rejette manifestement ses parents, l’inverse est aussi vrai. Tout le long de cette séquence on voit cet enfant que le faux pasteur chassera à coup de pied, qui est renvoyé de l’un à l’autre afin de ne pas être dérangé dans des conversations oiseuses. On pourrait dire qu’il prend ici le contrepied de The Kid où il manifestait une énorme tendresse pour un enfant. C’était un cadeau du ciel en quelque sorte, tandis qu’ici c’est un vrai boulet, encore qu’on puisse dire que c’est là le résultat de l’éducation. Ainsi dans cet univers étouffant, le pasteur devient un objet de désir sexuel pour mademoiselle Brown qui manifestement cherche un mari pour s’évader de la monotonie de sa vie, et qui probablement finira avec le shérif après que celui-ci ait repoussé le faux pasteur au-delà de la frontières des Etats-Unis. Ici il faut s’arrêter un petit moment. Nous sommes en 1923, et le Mexique est déjà un problème. Pour qui aspire à la liberté c’est là qu’il faut aller, malgré les risques encourus. C’est d’ailleurs là que B. Traven qui est recherché en Allemagne pour ses activités révolutionnaires durant la révolution spartakiste va se réfugiera vers la même époque[2]. Beaucoup d’Américains rêvaient de la révolution mexicaine et des possibilités de liberté qu’elle sous-entendait. Le personnage du shérif est beaucoup plus qu’ambigu, sournois. Sous couvert de générosité, en élargissant l’évadé, il se débarrasse d’un rival pour conquérir le cœur de mademoiselle Brown. 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Le petit garçon des invités est complètement infernal 

    Le cadre est une Amérique encore rurale que la ville n’a pas encore transformée. La civilisation est en retard, avec la naïveté d’une population isolée et bigote. Le train est bien sûr la contrepartie de cette paisibilité qui est tout à fait menacée. La mise en scène est très inventive, d’abord dans son utilisation de l’espace. Certes ce n’est pas la profondeur de champ de Buster Keaton, mais avec peu de mouvements d’appareil, et surtout grâce à un montage serré, on saisit cette dimension. C’est particulièrement net dans les poursuites qui ont lieu à la gare quand les deux jeunes gens tentent de se marier. Mais la mise en scène c’est d’abord le choix des personnages et des acteurs. Ainsi quand l’évadé rencontre l’immense diacre Jones, cela préfigure et annonce justement le sermon qu’il va prononcer sur David et Goliath. Ensuite le cœur de la mise en scène c’est la pantomime, cette manière singulière de faire parler le corps à la place des yeux ou de la bouche. Raconter de façon muette l’histoire de David et Goliath relève évidemment d’un tour de force. Dans un autre registre, c’est le même registre que Keaton. Il y faut deux choses, d’abord une habileté acrobatique, ensuite que la caméra soit capable de suivre. Lorsque le faux pasteur rencontre le diacre Jones, les deux marchent côte à côte, ils mettent ensemble les mains en forme de cœur, un peu comme s’ils priaient en marchant, le pasteur gardant cette mine compassée qui le signale comme en dehors de toute réalité. Celle-ci se rappelle à lui quand un enfant espiègle balance une peau de banane qui va les envoyer en l’air, brisant la bouteille d’alcool que ni l’un, ni l’autre ne reconnaît comme étant la sienne. C’est un film très elliptique, sans doute parce que Chaplin était pressé de le faire, donc on comprendra que le pasteur, le vrai, a été volé de ses habits quand on le verra regarder piteusement les habits de bagnard, et que quelques secondes après nous voyons l’évadé à la gare revêtu de ces habits disparus. 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Le shérif apprend à Mademoiselle Brown qu’ils ont invité un faux pasteur sous leur toit 

    L’interprétation c’est d’abord Charles Chaplin dans ce rôle de double identité, le bagnard et le pasteur. Il y a une aisance incroyable dans la pantomime. Mais on aurait tort de limiter la distribution à sa présence de bout en bout. D’abord parce qu’il était un excellent directeur d’acteurs, capable de faire jouer n’importe qui pour peu que son physique soit adapter au rôle. Tout va reposer sur l’observation et le grossissement du trait. Autrement dit les soi-disant outrances de Chaplin sont absolument réalistes ! Edna Purviance dans le rôle de mademoiselle Brown est plutôt discrète. Mais Mark Swain dans le rôle du diacre Jones est irrésistible, à la fois présent et absent, son allure mélancolique en dit plus long sur la religion qu’un long pamphlet, il ajoute en effet de la tendresse à ce personnage lunaire. Comme la plupart des films de Chaplin, The Pilgrim s’est tourné en famille. Sans doute avait-il besoin de s’entourer d’amis dévoués pour mieux travailler. On retrouvera son demi-frère Sydney dans plusieurs petits rôles. Il est d’abord Eloper qui cherche absolument  l’onction d’un pasteur pour se marier, puis le conducteur de train, puis enfin le père de l’enfant irascible et dérangeant. Celui-ci est joué par Dean Riesner qui deviendra par la suite un cinéaste reconnu, tandis que son père Charles Reisner tiendra lui le rôle d’Howard, le voleur sans scrupule. On reconnaitra au passage le vieux complice de Chaplin, Henry Bergman dans le rôle du voyageur imposant qui croise l’évadé dans la gare, puis dans le train. Il est utile pour opposer à la fois sa masse corporelle et sa figure fermée et revêche à la silhouette fluette de Chaplin et sa joie.

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Le faux pasteur va récupérer l’argent volé par Howard 

    Malgré le peu de cas qu’en a fait Chaplin lui-même c’est un excellent film dont on ne se lasse jamais. Le tonus qu’il amène chez le spectateur explique l’immense popularité mondiale de ce génie, popularité que les campagnes de dénigrement des associations bigotes et du FBI – Hoover faisait courir le bruit qu’il était à la fois juif et communiste, antienne qui sera reprise par la suite contre tous ceux qui se trouvaient un peu critiques et à gauche. Quoi qu’on en dise, Chaplin évoluera et sans doute est-ce The Pilgrim qui est le tournant, il ira vers un engagement social et politique de plus en plus évident, jusqu’à son bannissement des Etats-Unis. Certes il n’était certainement pas communiste, mais il sera un ferme soutien du New Deal. Il développera par ailleurs des idées disons avancées sur les réformes nécessaires : hausse des salaires pour alimenter la demande, baisse des durées travaillées pour assurer une vie descente aux travailleurs. Ces idées représentées aux Etats-Unis par le New Deal étaient théorisées parallèlement par l’économiste anglais John Maynard Keynes. 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Alors qu’il a rapporté l’argent volé par Howard, le shérif l’arrête 

    Comme on le sait j’adore Keaton, mais j’aime aussi Chaplin, ce sont deux génies dont les personnalités sont différentes mais qui au fond ont mis en œuvre les mêmes principes dans la construction de l’image et son dynamisme. Les deux se connaissaient très bien, mais Keaton eu le tort de ne pas rester maître de son destin en se vendant à la MGM qui le martyrisa et le détruisit à petit feu, Chaplin au contraire a étendu aussi loin qu’il le pouvait son indépendance. Cependant il est assez clair que les deux appartenaient au cinéma muet et en noir et blanc ! dès lors qu’ils s’éloignèrent de ces standards, ils commencèrent à perdre de leur identité. Ce fut brutal pour Keaton, plus lent et plus discret pour Chaplin. The Pilgrim n’a malheureusement pas été conservé dans de bonnes conditions, et il est difficile d’en trouver une copie dans de bonnes conditions. Le film a fait l’objet de deux montages différents. Dans le second, réalisé dans les années cinquante, Chaplin rajoutera une chanson de cow-boy écrite par lui-même mais qui n’ajoute pas grand-chose au film, si ce n’est qu’elle exprime son goût prononcé pour la musique populaire. 

    Le pèlerin, The Pilgrim, Charles Chaplin, 1923 

    Il se trouve coincé entre les Etats-Unis et le Mexique


    [1] David Robinson, Chaplin : his Life and Art, McGraw-Hill, 1985. David Robinson est également l’auteur d’un ouvrage sur Buster Keaton.

    [2] J’ai pas mal parlé de Traven il y a quelques années. http://alexandreclement.eklablog.com/b-traven-le-pont-dans-la-jungle-gallimard-2001-a114844998, http://alexandreclement.eklablog.com/le-tresor-de-la-sierra-madre-the-treasure-of-the-sierra-madre-john-hus-a214035393 et http://alexandreclement.eklablog.com/b-traven-le-visiteur-du-soir-stock-1967-a114844996

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  • Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918  

    La fréquentation de la filmographie de Chaplin et de Keaton d’ailleurs remonte pour moi à ma petite enfance, et c’est avec ces cinéastes que j’ai fait mon éducation cinématographique, en privilégiant une approche historique, accordant de la valeur aussi bien aux chefs-d’œuvre du passé qu’à ceux du présent, passant par-dessus les modes et les innovations techniques. Il est évidemment très dommage que pour des raisons commerciales on se permette de propulser dans l’oubli les grands réalisateurs du passé, en France comme aux Etats-Unis, au prétexte que ces films auraient vieilli. Mais en vérité ils n’ont jamais vieilli et au contraire ils montrent souvent plus d’inventivité que les médiocres production d’aujourd’hui qui masquent leur manque de créativité derrière des effets techniques nouveaux. Ceci dit je ne suis pas l’ennemi des films contemporains, même s’il y en a peu qui m’intéressent, je sais toujours reconnaitre un bon film quand j’en vois un ! Dans les heureux temps du cinéma muet, on pouvait faire des succès importants avec des courts ou des moyens métrages, ce qui permettait au public de diversifier son approche du cinéma puisqu’il avait droit à plusieurs histoires par séance. Ce sont bien ces petits formats qui construiront la popularité de Chaplin comme celle de Keaton avant qu’ils ne passent au long métrage. Chaplin après avoir triomphé mondialement avec le long métrage The Kid, retournera encore vers le court pour livrer Idle Class, Pay Day et The Pilgrim, des œuvres qui comptent. Pour autant, ces films courts, mais denses, étaient loin d’être bâclés, même s’ils étaient largement improvisés. Ce format oublié depuis longtemps donnait un rythme trépidant aux comédies qu’il supportait, ce qui permettait au public de ne jamais s’ennuyer et donc de le conserver pour soi. A Dog’s Life, un des films les plus célèbres de Chaplin, est un film de deux bobines, soit environ trente-trois minutes. C’est le premier film qu’il tourna à la fin de la Première Guerre Mondiale pour First National avec qui il avait signé un contrat inédit pour l’époque d’un million de dollars – cette somme était d’ailleurs pour First National une sorte de publicité pour mieux vendre les films de Chaplin, mais c’était la reconnaissance de la grande popularité de Chaplin aux Etats-Unis comme dans le reste du monde. Avec ce contrat, non seulement il obtenait beaucoup d’argent, mais il avait une liberté de création quasi-totale. Il devait produire et diriger dix films, il n’en fit que neuf, considérant unilatéralement que The Pilgrim, le dernier, vu sa longueur, équivalait à deux films. Ces films pour First National seront tournés entre 1918 et 1923. Donc environ deux par an, ce qui, compte tenu du perfectionnisme chaplinesque demandait un travail acharné au quotidien. Le travail pour First National coïncide avec une amélioration très nette des films de Chaplin, non seulement sur le plan technique, mais aussi du point de vue scénaristique qui va l’éloigner de plus en plus du simple burlesque. 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918  

    La gloire de Chaplin était mondiale dans les années vingt, participant de la montée ne puissance d’une culture populaire, elle s’étendit à d’autres supports populaires. On vendit rapidement des figurines, des tasses à l’effigie du célèbre vagabond, ou encore des bandes dessinées par exemple. Comme les publications étaient bien plus régulières que la production de films, il fallait les alimenter en inventant des histoires autonomes par rapport aux films de Chaplin. Ces productions étaient décentralisées, et Chaplin s’il encaissait des royalties n’avait aucune responsabilité dans leur publication. Cela prolongeait la popularité de Chaplin, en ressassant les facettes du personnage du vagabond, et d’une certaine manière en donnant une lecture plus personnelle. Laurel et Hardy suivirent le même mouvement. D’autres acteurs-réalisateurs suivront cette voie consistant à occuper le terrain par d’autres moyens que le grand écran, par exemple Jerry Lewis pour qui Chaplin était un modèle et un maître. La « charlotmania » ne s’est jamais arrêtée et on trouve encore aujourd’hui des produits dérivés, des serviettes de bains, des posters, des tasses qui la prolonge encore. 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918

    Le vagabond dort derrière une palissade 

    Mais revenons à notre film du jour. C’est un film avec « le petit homme ». Ce personnage dont Chaplin essaya de s’émanciper, lui rappela constamment ce qu’il lui devait. Les échecs relatifs de A Woman of Paris, Monsieur Verdoux, de Limelight, et de A King in New-York, lui rappelèrent ce qu’il lui devait, au point qu’avant de s’embarquer dans son dernier film, A Countess of Hong-Kong, il envisagea d’y revenir avec un projet en couleurs.  A Dog’s Life est un tournant dans la carrière de Chaplin, à cette date il est déjà célèbre dans le monde entier et il peut enfin développer ses tendances naturelles qui le porte à la fois à célébrer la liberté et la créativité des classes dites inférieures, et à critiquer les structures inégalitaires qui rongent la société. Certes il n’en oublie pas le comique, mais il lui donne un sens plus profond. Il n’en est pas encore à théoriser tout cela, il ne le fera que beaucoup plus tard, face aux difficultés du plus grand nombre dans le désastre économique de la Grande dépression quand il soutiendra Roosevelt et le New Deal ce qui amènera ensuite le FBI de l’immonde J. Edgar Hoover à déchaîner des campagnes de presse contre lui comme communiste, alors que son plan de redressement économique était plutôt une forme de keynésianisme. Comme on le sait, Chaplin avait connu des difficultés économiques quand il était tout jeune. En vérité quelle que fut la dureté de ces temps,  sa période de misère ne fut pas très longue, car, issu d’une famille d’artistes de music-hall, comme Buster Keaton d’ailleurs, rapidement, c’est-à-dire à l’adolescence, il put gagner très bien sa vie sur les planches, puis très jeune il rejoindra l’Amérique où il se fit tout de suite un nom dans le cinéma. Mais si sa misère matérielle réelle ne dura que très peu de temps, il eut le bon goût de pas oublier ses origines et le quartier de son enfance londonienne, tout en accordant par ailleurs un grand intérêt à accumuler beaucoup d’argent. Au moment de la Grande dépression justement, contrairement à nombre de ses collègues, il échappa à la débâcle financière justement grâce à des placements judicieux en or au Canada. On a souvent opposé Chaplin et Keaton, le premier étant critiqué comme trop larmoyant par opposition au stoïcisme keatonien, c’est une erreur de perspective, car s’il ne cache pas la misère sociale, il a beaucoup de tendresse pour les très pauvres à qu’il il attribue une générosité et une culture particulière, comme si celle-ci était supérieure à la culture bourgeoise. Lui-même était manifestement le produit de cette culture populaire qu’il avait connue dans les music-halls. Le titre du film parle de lui-même puisque trivialement une vie de chien c’est une vie de misère, et c’est seulement le hasard de la rue qui fait que cela concerne aussi le chien. Comme à son habitude, du moins à cette époque, Chaplin travaillait sans scénario clairement défini, en laissant une place décisive à l’improvisation. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne travaillait pas en amont, au contraire il passait beaucoup de temps à inventer des gags qu’ensuite il s’efforçait de recycler dans une continuité plus ou moins cohérente. Il tournait beaucoup et ensuite élaguait au montage, il impressionnait dix fois plus de pellicule que ce qu’il restait à l’écran ce qui augmentait les coûts et la durée du tournage. Peu sûr de lui, il revenait souvent une fois le film terminé pour rajouter de nouvelles prises, pour revoir le montage. 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918 

    Des chômeurs se pressent et se battent pour obtenir du travail 

    Un vagabond qui dort dans la rue est réveillé au petit matin par une odeur de saucisse grillé. Par un trou derrière la palissade où il se trouve, il vole une saucisse, mais un policier le surprend. Il s’ensuit une poursuite. Lui ayant échappé, il va ensuite chercher du travail au bureau d’embauche, mais, maladroit, il est le seul à ne rien obtenir, dépité il s’en retourne dans la rue. Par ailleurs le chien Scraps a des ennuis lui aussi avec d’autres chiens bien mieux nourris, une bataille féroce s’engage entre les chiens, mettant la panique dans le quartier. Le vagabond qui est plutôt un travailleur sans emploi, le récupère et le défend. Comme ils ont faim tous les deux, ils volent le marchand de saucisses d’une manière adroite, mais un policier le surprend et la chasse reprend. Pour rentrer dans le dancing, le vagabond cache Scraps dans son large pantalon et va assister au spectacle de music-hall où alterne le numéro d’une danseuse affriolante et une chanteuse réaliste dans les chansons font pleurer tout le monde, les clients comme les musiciens et même Charlot. Pendant ce temps deux voleurs assomment un noctambule complètement éméché et le dépouillent de son portefeuille contenant des gros billets. Le vagabond et son chien qui n’ont pas de quoi payer une consommation, se font jeter dehors par le barman. Mais la chanteuse réaliste n’a pas de chance non plus, elle se fait licencier parce qu’elle n’est pas assez aguicheuse pour faire boire les clients en flirtant avec eux. Désespéré, le vagabond et son chien reviennent dormir à l’endroit habituel derrière une palissade. 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918 

    Le vagabond et son chien volent le marchand de saucisses 

    C’est justement là que les voleurs, après avoir compté les billets ont enterré leur butin avant de le partager. Scraps qui dort avec Charlot, en grattant la terre, va le découvrir. Avec ce viatique le vagabond revient au dancing et il commande à boire. Mais les voleurs sont là également et vont récupérer le portefeuille. Le vagabond se fait éjecter une fois de plus. Il est obstiné, et il va revenir en catimini pour récupérer l’argent. Il assomme un des deux voleurs et s’en sert de marionnette. Il assomme son complice, puis récupère l’argent. Mais au moment de partir le barman le coince méchamment et lui reprend le portefeuille. Une bataille s’ensuit, le vagabond est poursuivi par les deux voleurs qui lui tirent dessus, détruisant au passage toute la vaisselle du marchand de saucisses. La police est là, et elle embarque les deux voleurs. Scraps a pu cependant récupérer le portefeuille et le vagabond, son chien et la chanteuse, s’en vont. On les retrouve un peu plus tard, le vagabond s’est transformé en cultivateur, la chanteuse tient proprement la maison, et Scraps qui dort dans un berceau a mis bas toute une portée de petits chiots ! 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918

    Pour entrer au dancing, il cache le chien dans son large pantalon 

    Charlot est souvent martyrisé dans ses films, et le plus souvent ça se termine dans la solitude, comme s’il n’avait pas progressé. Mais dans A Dog’s Life, l’histoire suit une progression linéaire, partant d’une situation désespérée, sans le sou, n’ayant pas de travail, il rencontre d’abord l’amour, puis la fortune et arrive à fonder une sorte de famille, tout en s’adonnant à l’agriculture. Ce final va permettre d’ailleurs d’opposer le calme et la beauté de la nature, à la ville et ses quartiers sordides. C’est bien la ville qui est le facteur principal qui déclenche le crime. Cette vieille idée, typiquement américaine, se retrouve dans les westerns comme dans les films noirs qui seront tournés une vingtaine d’années plus tard. Le quartier où vit Charlot est une sorte de cloaque, un ramassis de soiffards et de crapules, et il est possible que Chaplin ait pensé en tournant ce film au quartier de son enfance. Cependant, le quartier est très vivant, on s’amuse au dancing, on apprécie les numéros de music-hall, et on se bat pour survivre comme on peut, y compris en travaillant. Le music-hall est la représentation de la vie sociale des pauvres, et Chaplin manifeste de la nostalgie, le cinéma lui permet cependant d’en raviver le souvenir. 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918

    Le propriétaire du dancing ordonne à la chanteuse d’aller aguicher le client 

    Cette compassion s’étend évidemment aux bêtes. Le chien est d’abord un petit être faible que Charlot protège. Et Scraps le lui rendra bien lui apportant la fortune. Cependant on voit aussi que l’engeance canine est l’image de la société humaine. Des chiens biens nourris et hargneux vont tenter de faire la peau à Scraps. C’est ce que font les policiers quand ils pourchassent sans se lasser le vagabond. La société canine ou humaine est dure pour les plus faibles, Charlot, la chanteuse, Scraps sont de la même catégorie, ils subissent. Les policiers, les voleurs, le propriétaire du bastringue, sont dans l’autre camp. Ils sont d’ailleurs plus grands et plus gros. La lutte est inégale entre les gros et les petits. Ce trio curieux ne trouvera la paix qu’en se retirant complétement de la société. Chaplin peut être considéré à cette époque comme un libertaire, il veut bien de la morale et des règles à condition que ce soit lui qui les définisse et non une institution supérieure. Autrement dit de nombreux films de Chaplin, dont celui-ci bien entendu, ont comme thème sous-jacent la nécessité de reconstruire les fondements de la société. Le couple et son chien, sont le début du recommencement du monde, ce qui est au fond un thème très américain, puisque de nombreux migrants, et Chaplin également, aller aux Etats-Unis c’était rejeter le vieux monde et avoir la possibilité d’en reconstruire un tout neuf ! 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918

    Il entraîne la chanteuse sur la piste de danse 

    Cette approche est soutenue par des scènes cocasses, voire grotesques, afin de ne pas en faire une théorie. Pour cela Chaplin utilise deux techniques complémentaires, d’abord la pantomime, cette manière d’exprimer ses sentiments au-delà de la parole par le simple jeu de son corps. Avec Keaton, Chaplin était un des maîtres de la pantomime. On le voit par exemple dans la longue séquence qui est dédiée au pillage du stand du marchand de saucisses. Ensuite, il y a les figures, chaque acteur – qui parfois d’ailleurs joue plusieurs rôles dans le même film – possède un physique particulier qui suffit à caractériser ses sentiments. Les policiers sont lisses et solides, dépouillés du moindre sentiment, appliquant la consigne. Les bandits ont des têtes chafouines, dont le caractère redoutable est accentué par de fausses moustaches ou de faux sourcils, ce qui permet des gros plans édifiants ! La plupart des personnages sont caractérisés par leur démarche, leur façon de se déplacer. Cette démarche est généralement expliquée par leur physique, le gros chômeur qui avec son arrière-train, d’une poussée, se crée une place sur le banc. Ce qui est drôle et qui fonctionne, c’est l’opposition des physiques, le gros et le maigre notamment, l’habileté à se déplacer et la lourdeur, mais aussi les femmes et les hommes ou encore les pauvres et les riches. 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918 

    Scraps a trouvé un portefeuille plein 

    Chaplin cependant excelle aussi à filmer le mouvement. Il y a dans A Dog’s Life de longues scènes d’action. Les poursuites avec la police bien sûr où il fait la démonstration de sa maîtrise de l’espace par l’usage d’une prise de vue en plongée. Plus difficile était de tourner la longue séquence avec les chiens. Diriger des humains est une chose, des chiens qui se battent, c’est beaucoup plus compliqué. Il y a encore ce moment où le vagabond danse avec la chanteuse qui tient Scraps en laisse au milieu d’une foule extrêmement mouvante. Toutes ces scènes sont parfaitement maîtrisées avec pourtant des moyens techniques encore rudimentaires. Curieusement ce film qui finit bien, est sans pathos, si on voit bien que la chanteuse et le vagabond s’apprécient, il semble plus que ce soit une association qu’une véritable passion, il n’y aura pas d’effusion, et pour montrer la distance entre les deux, à la fin ce qu’ils admirent c’est la progéniture de Scraps et non la leur ! Ce qui a fait le succès de Chaplin auprès des classes populaires c’est cette simplicité dans la manière de filmer alliée à la perfection du mouvement. La scène dans le dancing est d’ailleurs recyclée de His Regeneration ­qui date de 1915, ce qui nous permet de mieux voir les progrès dans la mise en scène réalisés par Chaplin. On a accusé souvent Chaplin d’être larmoyant, mais souvent il se moque lui-même de cette tendance, notamment quand on voit cette grosse femme dont les larmes coulent comme de l’eau et se déversent sur la tête de Charlot ! 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918

    Les voleurs ont assommé le vagabond pour reprendre le portefeuille 

    Le centre de toutes les attentions c’est bien sûr Chaplin. Avec des scènes grandioses, particulièrement dans le bureau d’embauche, la scène avec le marchand de saucisses est pour lui faciles. C’est d’ailleurs dans ce rôle particulier que Chaplin atteignit une nouvelle dimension dans sa popularité, dans ce mélange de pauvre ère et de libertaire un peu cynique. Mais la distribution dans les films de Chaplin, c’était toute une famille, à tel point qu’on peut se demander s’il ne faisait pas du cinéma pour créer une famille bien à lui, hors normes. La chanteuse réaliste est interprétée par Edna Purviance. Elle avait eu une longue liaison avec Chaplin, et lorsque qu’elle tourne dans A Dog’s Life, elle a connu 26 collaborations avec lui, en comptant le long métrage The Kid, sans compter des petites apparitions. Plus que son interprétation, c’est la manière de la filmer qui est étonnante, avec beaucoup d’attention à son visage. A leurs côtés, on retrouve deux piliers du système Chaplin, d’abord son propre frère qui tient la barraque de saucisses, muni de fausses moustaches. Dire que Sydney Chaplin tenait la barraque, cela doit se comprendre dans tous les sens, puisque c’est lui en effet qui démêlait les problèmes financiers et juridiques de son frère qui étaient aussi nombreux qu’embrouillés. Et puis il y a l’incontournable Henry Bergman. Il tient ici deux rôles, celui d’un gros chômeur dans le bureau d’embauche, et celui de cette grosse femme qui pleure à chaudes larmes lorsqu’Edna chante une chanson triste. Les habitués de la filmographie de Chaplin – heureusement il en reste encore beaucoup, le stock se renouvelant à chaque génération – reconnaitront encore Charles Reisner ou Albert Austin dans le rôle du méchant voyou. Il y a encore Tom Wilson dans le rôle du policier, acteur qui jouait aussi bien chez Griffith, Keaton ou Chaplin. Mais sans doute le plus étonnant c’est le chien qui interprète Scrapes dont le nom signifie « gratter » en anglais, à cause des puces bien entendu ! 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918

    Après l’avoir assommé, le vagabond fait parler le second voleur 

    En remettant ce film en perspective, on doit le voir comme un premier essai vers le premier long métrage de Chaplin, The Kid qui sera tourné pratiquement dans la foulée de A Dog’s Life. Le quartier pauvre et sordide est presque le même. Dans ce The Kid cependant le chien perdu et sans ressources sera remplacé par un enfant trouvé au hasard de la rue ce qui est comme une explication à posteriori de ce qui signifiait ce malheureux bâtard de Scraps. 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918

    Ils ont enfin trouvé un bonheur modeste 

    Indispensable film dans une filmothèque d’un homme raisonnable et honnête, A Dog’s Life mérite de nombreuses visions, ne serait-ce que pour cette capacité à nous faire rire sans jamais nous lasser. Chaplin l’aimait bien, et il le remontera avec sa manie de rajouter une musique de son cru sur laquelle il travaillait d’arrache-pied. C’est intéressant de voir cette version restaurée où le rythme musical souligne et amplifie le rythme des images et de la continuité. En 1959 il le compila avec Shoulder Arms et The PIlgrim, à ces trois films il rajouta une présentation où il expliquait – un peu – son système de production et de travail. C’est cette version qu’il faut avoir parce que les versions qu’on trouve sur Internet, du type YouTube sont mauvaises, alors que la photographie de Roland Totheroh ne mérite pas cette indignité. C’est un des rares avantages du numérique que de nous permettre de voir des films aussi anciens dans des qualités qu’on n’avait pas la possibilité de voir dans notre jeunesse. 

    Une vie de chien, A Dog’s Life, Charles Chaplin, 1918

    Scène de tournage avec les fidèles Edna Purviance et Henry Bergman

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