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Train d’enfer, Hell drivers, Cy Endfield, 1958
Les années cinquante ont multiplié les films de camion, en France avec Gasoil[1], Des gens sans importance, mais aussi l’inévitable Le salaire de la peur de Clouzot, Palme d’or au Festival de Cannes en 1953. C’est une mode qui avait été lancée aux Etats-Unis dans les années 40, avec par exemple They drive by night[2] ou encore l’excellent Thieves highway de Jules Dassin. Le film noir, lorsqu’il se situe dans le milieu des camionneurs lui donne un côté prolétaire. Le scénario est de John Kruse. La particularité de Hell drivers est qu’il se situe en Angleterre, pays qui a très peu fait pour le film noir mais qu’il est dirigé par un réalisateur américain qui a fait ses classes aux Etats Unis. La même équipe sera reformée pour Sea fury, sur un scénario de John Kruse et avec en vedette Stanley Baker.
Tom est engagé chez Hawlett’s
Tom Yately a besoin d’argent et va se faire engager chez Hawlett’s, une entreprise de camionnage qui transporte de remblais pour les entreprises de construction. Les conditions de travail sont très dures, les chauffeurs sont payés à la tâche. Il faut conduire vite dans des conditions dangereuses. Tom va hériter du camion n°13. Il va pénétrer cette petite communauté de salariés qui vit par et pour le transport en camion. Il fait ami-ami avec Gino, un chauffeur italien, qui est amoureux de Lucy. Mais celle-ci est charmée par Tom et reste indifférente à la cour de Gino. Tous les chauffeurs ne sont pas des amis. Sur cette petite communauté semble régner le violent Red qui est aussi le contremaître. Une compétition s’engage entre les chauffeurs, c’est à celui qui fera le plus de rotations. Red parait indéboulonnable. Mais Tom progresse et peu à peu menace les records de Red. Entre temps Lucy se fait de plus en plus pressante et se déclare à Tom. Mais celui-ci par amitié pour Gino ne veut rien entendre. Tom a également d’autres problèmes, il a laissé sa famille à Londres, et on comprend que c’est par sa faute que son jeune frère est maintenant infirme. Il veut lui venir en aide, mais sa mère ne lui pardonne pas et le rejette. Tom se coupe des autres chauffeurs parce que lors d’un bal, il ne participe pas à la bagarre avec les locaux, il s’enfuit. Les autres chauffeurs le croient lâche, mais en réalité, il a peur de se faire embarquer par la police justement parce qu’il sort de prison. Se faisant voler comme dans un bois par Red, Tom réagit enfin, il donne une raclée au contremaitre qui jure maintenant sa perte. Il décide de s’en aller et donc de prendre le train pour Londres. Mais Lucy le rattrape, elle lui annonce l’accident de Gino, et en même temps elle lui explique que Red et Cartley volent les chauffeurs sur leur paye et que c’est pour cela qu’ils les font rouler beaucoup au risque de se tuer. Tom menace Cartley et le fait chanter. Red et Cartley vont prendre Tom en chasse pour le tuer, mais ce sont eux qui vont être victimes de leur propre sabotage des freins du camion de Tom. Gino ayant changé les numéros. Gino décédé, Red et Cartley écartés, plus rien ne s’oppose à l’idylle entre Tom et Lucy.
Lucy lui fait du gringue
Endfield brosse le portrait d’un groupe d’hommes rudes et violents. Mais en même temps c’est la mise en lumière de relations d’exploitation, justifiées uniquement pour le profit. Ce profit s’apparente d’ailleurs à un vol. le scénario met en œuvre la compétition entre des prolétaires, et la compétition c’est bien l’essence du capitalisme. Si la rotation des camions transforme le monde, elle le transforme d’abord en monde capitaliste. Mais l’exploitation des travailleurs va se faire jusqu’à la mort, et le fait que la paye soit bonne, est une simple illusion. Au-delà de l’aventure individuelle de Tom, il y a le mode de vie des camionneurs. Ils forment un groupe plus ou moins uni, qu’on verra affronter les populations locales. Tom se verra reprocher son manque de solidarité. Mais c’est moins qu’il n’est pas solidaire, que le fait qu’il comprend les manipulations de Red et de Cartley. On note aussi que dans cet univers viril, Tom se laissera lui aussi prendre au piège de la compétition. Il y a donc au premier chef une analyse critique des conditions de travail qui mènent au crime. Le crime c’est aussi bien le meurtre de Gino, que de pousser les chauffeurs à des conditions extrêmes de travail qui les tuent littéralement. Si les camions sont les instruments de cette mort, ils sont également l’image d’une modernité qui tue, enfermant dans la cabine de conduit les individus dans leur propre isolement.
Les camions livrent des gravats
Mais ce contexte est aussi le support d’une histoire de culpabilité et d’impossible rédemption. Tom a fauté, et par sa faute, son jeune frère est handicapé à vie. Mais même sa propre mère refusera à Tom un pardon. C’est en quelque sorte pour expier cette faute que Tom va s’engager dans une entreprise où il risque la mort à tous les tournants. Dans ce nouvel univers, il va être confronté aussi à une morale différente de la morale ordinaire. On pourrait donc dire que c’est un film matérialiste, non seulement pour la description minutieuse d’une réalité sordide, mais aussi parce que ce sont les conditions de travail qui vont induire une position morale des chauffeurs dans la vie quotidienne. Pourtant si Londres et sa mère lui refusent le rachat, celui-ci viendra du fait qu’il s’engage dans la lutte des classes et qu’il met en déroute le patron et son contremaître qui seront tués. La récompense de ce fait d’armes sera qu’il récupérera enfin Lucy pour lui tout seul. Le rôle des femmes dans cette histoire est assez ambigu. En effet que ce soit Lucy ou Jill, elles sont suffisamment fortes pour s’imposer, dans le travail et dans les relations avec les chauffeurs, mais en même temps elles sont en position de faiblesse parce qu’elles cherchent l’amour et la protection d’un homme d’un vrai. Dès son arrivée, Tom sera convoité par les deux jeunes femmes. Il est cependant difficile d’en tirer des conclusions quant à une forme de misogynie de Cy Endfield.
Le chargement doit être bien tassé
C’est très bien filmé. Cy Endfield aime les camions qu’il désigne pourtant comme des objets maléfiques. Il a le bon goût de ne pas trop alourdir l’ensemble en multipliant les courses entre Red et Tom sur des routes dangereuses et tortueuses. On appréciera aussi les décors naturels du travail, les chantiers, la manière de filmer l’entreprise Hawlett. Le plus réussi ce sont les scènes de mouvement. Par exemple le bal, que ce soit dans sa partie calme, l’échange des partenaires, que dans sa partie violente, la bagarre entre les locaux et les chauffeurs, c’est très réussi. Cette scène inspirera sans doute aussi la scène de la fête foraine dans le film de Robert Enrico, Les grandes gueules. Une autre séquence rappellera un autre film de Robert Enrico, c’est la scène où Tom ment à Gino qui va mourir pour lui dire que Lucy serait partie avec lui. On trouve la même scène dans Les aventuriers quand Roland affirme à Manu qui va mourir que Laeticia serait bien partie avec lui. Ce qui ne veut pas dire qu’Enrico ait copié Endfield, les scénarios sont trop différents, mais enfin il s’en est inspiré pour créer cette ambiance virile et sans concession. Endfield insiste tout de même moins sur la question de l’amitié. Im y aura deux ruptures de ton : d’abord le voyage à Londres, et ensuite la visite à Gino à l’hôpital. Ça donne manifestement une respiration et évite l’enfermement dans l’univers des camionneurs. On conservera dans l’ensemble cet amour du détail, notamment dans les scènes qui sont sensées se passer au restaurant où tout le monde se retrouve pour prendre ses repas. C’est quelque chose que nous avions déjà vu chez Endfield dans The sound of fury avec les scènes de foule, Endfield sait prendre de la hauteur avec sa caméra et il a manifestement le sens du mouvement qui donne de l’espace même dans les espaces étriqués.
A Londres Tom va voir son jeune frère
La distribution s’est organisée autour de Stanley Baker qui est très bon, comme souvent. C’est un acteur un peu oublié aujourd’hui. S’il a beaucoup tourné avec Cy Endfield qui l’emploiera pas moins de 6 fois, il sera aussi très apprécié de Joseph Losey avec qui il tournera des films noirs très importants comme Blind date, The crimimal, Eva ou encore Accident. Il est très crédible dans le rôle du camionneur Tom, hésitant entre colère rentrée et frustration. Il est entouré d’une kyrielle de grands noms ou de futurs grands noms plutôt. Peggy Cummins est très bien dans le rôle de Lucy, mais elle n’atteint pas les sommets de Gun crazy[3]. Aux côtés de Stanley Baker, on trouve le très bon Herbert Lom qui joue l’Italien Gino. C’est moins son accent qui est convaincant que son jeu proprement dit, il rêve de retourner en Italie avec Lucy comme trophée pour montrer à son pays sa réussite certaine. Patrick McGoohan qui deviendra célèbre grâce à la télévision, est ici plutôt lourdingue, dans le rôle de l’abominable Red, il en fait des tonnes. On reconnaitra au passage Sean Connery dans un petit rôle de camionneur, et puis aussi Jill Ireland, bien avant qu’elle ne devienne l’épouse de Charles Bronson et qu’elle soit abonnée aux rôles féminins de ses films. Ici elle est en brune mélancolique, et affiche une certaine ressemblance avec Audrey Hepburn. Elle est très bien dans le rôle de la servante du restaurant, classe et dignité. On trouvera autour de Stanley Baker des gueules comme on dit, marquées par le travail. C’est un des très bons côtés de ce film qui n’en a pas de mauvais, même si le jeune frère sur des béquilles, ça fait un peu chargé sur le plan mélodramatique.
Tom donne une raclée à Red
C’est donc un très bon film noir, quoique pas assez désespéré peut être, dont les amateurs ne sauraient se passer. C’est nerveux et guère naïf, même si la fin heureuse peut surprendre. Filmé en Vistavision, la narration est bien aidée par une excellente photographie.
Gino est à l’hôpital en train de mourir
« Fureur sur la ville, The sound of fury, Try and Get Me! Cy Endfield, 1950The Shield, série créée par Shawn Ryan, 2002-2008 »
Tags : Cy Endfield, Stanley Baker, Peggy Cummins, Herbet Lom, Peter McGoohan, film noir, camion, Angleterre
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