•  Inferno, Dario Argento, 1980

    Après le succès de Suspiria Argento va poursuivre dans la même veine, cette sorte de fantastique, un peu gothique, inséré dans une forme de modernité flamboyante et décadente. Ici encore le scénario est dû à Dario Argento et Daria Nicolodi. C’est le deuxième opus de la trilogie des mères, dite la trilogie des enfers. La trame est assez similaire, avec une maison qui en elle-même est dangereusement vivante. Mais de nombreux glissements vont être opérés comme une variation novatrice sur un thème déjà connu. Si l’affiche de Suspiria mettait en valeur uniquement le rouge profond, celle d’Inferno ne fait apparaître le rouge vif que comme un contrepoint de la couleur bleue, très froide, et du rose pastellisé. L’équipe est profondément modifiée, que ce soit la photographie qui est assurée par Romano Albani, que ce soit la musique qui doit ici beaucoup à Verdi, ou encore que ce soit l’aide de Mario Bava dans la mise en œuvre de certains effets spéciaux. Argento va introduire par delà l’histoire proprement dite une sorte de dialogue entre l’Italie et l’Amérique, pays dont rêvent beaucoup les Italiens à cette époque et qui a donné de beaux succès au réalisateur. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Rose Elliot se rend chez l’antiquaire Kazanian 

    Rose Elliot vit dans un immeuble ancien et étrange de New York, un immeuble quasi désert. Elle a lu un livre étrange sur les trois sorcières, livre qui lui a été vendu par l’antiquaire Kazanian qui a une boutique non loin de chez elle. Il aurait été écrit par un architecte, Varelli, qui a construit les demeures des sorcières à Rome, Fribourg et New York. Rose va voir Kazanian et lui pose des questions sur le livre, mais celui-ci se dérobe. Curieuse, elle va suivre les indications du livre et descendre à la cave pour tenter de découvrir les mystères de l’immeuble. Dans une sorte de labyrinthe, elle arrive devant une flaque d’eau dans laquelle elle perd ses clés. Elle est obligée de plonger pour les récupérer. Elle va croiser sous les eaux un cadavre qui flotte. Très troublée, elle remonte chez elle pour faire part de ses découvertes à son frère Mark qui vit à Rome, et elle lui adresse une lettre. Mark est étudiant en musicologie, il étudie le Nabuco de Verdi. Mais tandis qu’il tente de lire la lettre de sa sœur, il est troublé par le regard d’une étudiante qui est avec son chat dans l’amphithéâtre. Son amie Sara le rejoint sur le même banc. A la fin du cours, Mark cherche à revoir l’étrange fille au chat, mais elle est partie, et court après elle, abandonnant la lettre que récupère Sara. Celle-ci prend connaissance de la lettre et poursuit sa quête jusqu’à une vieille bibliothèque où elle tente de trouver le livre sur les tre madri. Se sentant poursuivie, elle va se perdre dans les sous-sols de la bibliothèque où elle trouve un vieil alchimiste. Elle arrive cependant à s’enfuir encore dans les rues de Rome et regagne le domicile de Mark où elle va être sauvagement assassinée. Mark trouve le corps, prévient la police et découvrant des morceaux de la lettre qui a été déchirée, téléphone à sa sœur. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Rose est attirée par la cave 

    Celle-ci lui demande de venir la rejoindre à New York, ce qu’il s’empresse de faire, sans qu’ils aient le temps cependant d’échanger sur leur situation réciproque. Mais entretemps Rose est redescendue à la cave pour tenter de trouver la clé du mystère de la maison. Elle se perd dans le labyrinthe et va se faire agresser par une forme obscure. Mark arrive donc à New York, l’immeuble où habite Rose lui parait bien étrange, il aurait été habité par Carl C. Jung. Il est reçu cependant par Carol, la concierge, qui lui dit qu’elle ne sait pas où est Rose, mais elle lui donne la clé. Il croise, au moment de rejoindre le quatrième étage, un vieux paralytique convoyé par une infirmière qui le pousse sans son fauteuil à roulette. Le vieil homme semble vouloir lui parler, mais il n’y arrive pas. Mark comprend par la suite qu’il s’est passé des choses bizarres dans l’appartement de sa sœur. La voisine, Elise, vient le voir en chemise de nuit et lui fait part de ses inquiétudes. Ils trouvent tous les deux des traces de sang. Mark va suivre ces traces qui à leur tour le mènent à la cave. Il s’y perd, s’en sort difficilement. Mais Elise est partie à sa recherche, et c’est elle qui va être happée par une force maléfique. Elle sera tuée. Pendant ce temps Kazanian collecte et noie tous les chats du quartiers. Mais cette fois ci, il tombe avec son sac. Il appelle au secours, un marchand de hot dog l’entend et se précipite au bord du fleuve. C’est pour tuer Kazanian de plusieurs coups de couteau dans le cou. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    A Rome dans un amphithéatre de musicologie, Mark rencontre une femme étrange 

    John le majordome d’Elise qui la drogue régulièrement, est en réalité de mèche avec Carol qui semble savoir que la jeune femme ne reviendra pas. Ils font main basse sur ses biens. Carol demande à John de téléphoner au mari d’Elise, mais le téléphone ne marchant pas, il va rejoindre l’appartement de Rose. Ce qui va lui coûter la vie. Carol part à la recherche de John, l’électricité ne fonctionnant pas, elle allume un bougie. Mettant le feu au rideau, elle va être happée par le feu. Mais tandis que l’immeuble commence à brûler, Mark, en regardant une image de la façade, a trouvé le passage secret et descend dans un nouveau labyrinthe. Là il va trouver Varelli, le faux professeur Arnold, dans une pièce étrange. Varelli tente de le tuer, mais c’est lui qui meurt. Il ne reste plus à Mark qu’à affronter la sorcière des lieux qui apparaît enfin sous les traits de l’infirmière roumaine d’Arnold. La bataille est rude, mais Mark sera sauvé par le feu et finira par sortir de l’immeuble tandis que les pompiers arrivent sur place. Ile ne retrouvera jamais ni sa sœur, ni Sara. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Dans les sous-sols de la bibliothèque, Sara tombe sur un alchimiste 

    La surcharge des événements mystérieux fait que le récit part un peu dans tous les sens. Contrairement à Suspiria qui était guidé par le comportement de Suzy, ici le récit est plus choral et manque cruellement de pivot. La plupart des personnages apparaissent et disparaissent sans qu’on sache très bien ce qu’ils sont devenus. Mais également ler scénario ouvre volontairement des fausses pistes, Kazanian qu’on pourrait croire impliqué dans des pratiques de sorcellerie, c’est qu’un misérable infirme dont le ressentiment le pousse à tuer des chats. Carol et John ne sont que des petits escrocs qui en veulent aux riches et qui veulent prendre leur revanche sur la vie en les dépouillant. Dans ce second opus sur les tre madri, il y a un échange serré entre les Etats-Unis et l’Italie, Rome plus précisément. Mark s’est exilé pour retrouver la grande musique, celle de Verdi. Et cela pose la question des rapports que peuvent entretenir le cinéma avec les autres arts, thème récurrent chez Dario Argento. L’art en général est présenté ici comme une catégorie morte. Ce sont des vieilles pierres, des architectures compliques, belles certainement, mais peu fonctionnelles et pleines de pièges. Les jeunes générations sont prisonnières du passé, les objets les fascinent, incapable de produire quelque chose qui ait la grandeur du passé de l’Italie par exemple. Les arts du passé sont l’inconscient d’aujourd’hui. Qu’on étudie Nabuco ou qu’on descende à la cave, c’est exactement la même chose, en explorant l’inconscient d’une maison ou d’une personne, on se perd dans le labyrinthe. Une idée intéressante, mais selon moi pas assez fouillée est cette maniaquerie des sorcières de traquer et d’éliminer le livre, comme si cette source de savoir était dangereuse pour leur pouvoir. On verra des mains gantées voler les livres sur les trois mères aussi bien dans la boutique de Kazanian que dans la vieille bibliothèque, ce qui justifie l’agression et le meurtre de Sara. Pourquoi s’attaquent-elles à la connaissance ? Certes pour ne pas être découvertes sans doute, mais plus généralement parce que le savoir détruit le mystère de la vie et engendre le vide. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Sara s’enfuie a nouveau 

    Et pourtant cette descende en enfer, inferno, fait partie des choses de la vie. C’est ce qu’on appelle en langage courant la curiosité. Rose, comme Elise, comme Sara, aucune n’y échappe. Elles savent pourtant que leur curiosité est dangereuse, mais elles persistent. Que cherchent-elles ? Passer dans un autre monde, fuir leur ennui, découvrir de nouvelles sensations, n’était-ce pas déjà le programme de l’Alice de Lewis Carroll ? Dès lors qu’on passe par le trou que Mark a creusé dans le parquet, ou qu’on descende les escaliers pour aller à la cave, c’est comme si on sortait du ventre de sa mère, on n’est plus à l’abri. La vie ne tient qu’à un fil. Les immeubles, qu’ils se trouvent à Rome ou à New York ont une personnalité propre. Argento aime ce style à la fois massif et rococo, avec des détails tarabiscotés qui semblent cacher des secrets inavouables. L’immeuble où habite Rose est totalement incongru par rapport à l’architecture générale de New York, elle est comme une défense de la tradition des sorcières qui se protègent contre l’envahissement du moderne.  Les façades et les fenêtres racontent une autre histoire que celle qui apparaît au premier abord. On remarque que le héros de ce récit s’appelle Mark, comme le personnage principal de Profondo rosso. Et comme lui il lit les immeubles dans leur intention. Il en trouve les secrets en démolissant les apparences. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Rose redescend à la cave 

    L’ensemble du film baigne dans une putréfaction latente, l’eau entraine le pourrissement et dans ce pourrissement, les bêtes maléfiques prospèrent. Le bestiaire d’Argento s’élargit, à côté des insectes, on trouve maintenant des chats et des rats. Ils semblent miner la ville et être alliés avec les sorcières. Les chats attaqueront Rose, et même si elle est semble-t-il achevé par un démon, ce sont bien les chats avec leurs griffes et leurs dents qui lui en veulent à mort. La sorcière qui apparaît sous la forme d’une jeune et belle étudiante dans le cours de musicologie, est accompagné d’un chat. Mais quand Mark découvre l’espace secret camouflé entre les étages de la maison de New York, il se comporte à son tour comme un animal qui rampe. Sa sœur sera aussi obligée de nager dans des eaux glauques où flottent des cadavres. Le film est très nocturne et cette ambiance particulière est soulignée par l’apparition fréquente de la lune. On meurt au clair de lune, et l’éclipse de la lune est aussi une manière de dénouer l’intrigue. Et quand la lune n’est pas là, c’est parce qu’il pleut. De la même manière que dans Suspiria, la pluie et le feu, interviennent dans l’histoire elle-même.  Ces éléments basiques qui désignent la vie et ses flux d’énergie sont aussi les signes potentiels de l’anéantissement promis par les sorcières. A la fin du film la sorcière dira, avant de disparaître dans le feu, qu’on a déjà brûler leurs maisons, mais qu’elles sont pourtant toujours là. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Mark est revenu à New York pour voir sa sœur 

    Un thème nouveau apparaît pourtant dans l’œuvre d’Argento, c’est celui de l’inceste. En effet, les événements plus ou moins horribles que raconte Rose dans la lettre à son frère existent d’abord pour inquiéter celui-ci et le ramener dans le giron familial. Pour cela Mark va tout abandonner, y compris Sara qui est en apparence son amoureuse et qui partage sa passion pour la musicologie. Mais le scénario est ainsi fait qu’on ne saura pas vraiment ce qu’est devenu Rose, on suppose qu’elle est morte, ce qui parait en contradiction avec la logique initiale de l’histoire qui voudrait qu’elle découvre la vérité. L’ensemble du récit utilise les formes spatiales habituelles du récit chez Argento. Les longs couloirs, les labyrinthes, les façades et leurs secrets. Les immeubles sont particulièrement bien choisis, mais dans la partie qui se passe à Rome, les couloirs sont prolongés par des formes urbaines qui désignent des circuits sans issue. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    La voisine de Rose vient voir Mark 

    Contrairement à son habitude, Argento utilise ici le format 1 : 1,85. Pourquoi avoir abandonné le cinémascope ? Peut-être pour s’adapter un peu mieux à la télévision puisque ce format est proche du 16/9. En tous les cas cela donne un aspect plus statique et bien moins de profondeur de champ que dans les films précédents. Le travail sur les couleurs est également différent. Certes on retrouve le rouge profond dans les couloirs, le hall d’entrée de l’immeuble de Rose. Mais il est clairement moins présent. Argento va jouer sur une opposition entre le bleu et le rouge, mais cette opposition apparaît plutôt dans les tons pastellisés, et non d’une manière violente. Ces contrastes entre les deux couleurs sont utilisés quand l’escalier devient important, ils accompagnent donc la descente aux enfers. Dans ces moments Argento retrouve les manières de filmer les contre-plongées comme on pouvait le faire jadis dans le cycle classique du film noir. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Mark explore la cave à nouveau 

    La conduite du récit pose deux problèmes, d’abord par sa fragmentation. Certes on peut dire qu’Argento vise à déshumaniser le drame et à mettre plutôt l’accent sur les forces des ténèbres, les sorcières ou leurs habitacles qui s’imposent comme des acteurs à part entière. Mais c’est plutôt insuffisant. Ça ne nous satisfait pas. En se perdant dans la description des faits et gestes des différents personnages, on finit par se désintéresser d’eux et ce qui devait être terrifiant ne l’est plus vraiment. Même en multipliant les effets grossiers, les coups de couteaux, les rats qui boulottent Kazanian, rien n’est vraiment effrayant. Le meurtre de Carlo sur la musique de Verdi devient grotesque. Mais plus encore, le rythme du film est étonnamment lent. Argento tire à la ligne, les meurtres sont souvent rallongés dans l’horreur, sans que ça apporte quelque chose en contrepartie. Tout se passe comme si le réalisateur avaient trop de personnages et ne sachant plus quoi en faire, il dilue leur personnalité dans leur mort. A vue de nez, sans récuser la trame de l’histoire, je dirais qu’il y a un bon quart d’heure en trop. Par exemple quand Kazanian est en train de se faire attaquer par les rats, il est plus efficace et plus surprenant de voir le marchand d’hamburgers venir le trucider que de contempler des flaques de sang. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Kazanian capture et noie des chats 

    L’interprétation est assez peu discutable. Leigh McCloskey est un acteur américain, une sorte de Robert Redford du pauvre, plutôt spécialisé dans les séries télévisées. Il incarne assez mollement d’ailleurs Mark Elliot. Il manque d’entrain manifestement, à moins qu’il n’ait pas bien compris dans quel genre de film il a été engagé. Les filles c’est bien mieux. D’abord Irene Miracle – quel nom – qui joue la sœur. Elle est très bien, quoiqu’on ne comprenne pas très bien la logique de son assassinat. La superbe Eleonora Giorgi est Sara. Elle est excellente, même si Argento s’amuse à la martyriser, à lui mouiller les cheveux. Daria Nicolodi a un petit rôle, celui de Elise, la comtesse droguée, mais elle est elle aussi très bien. Argento réutilise Alida Valli pour incarner la louche concierge de l’immeuble New York. L’inquiétant Sacha Pitoeff est Kazanian, le tueur de chat. Il a l’habitude de jouer des désaxés qui voudraient bien avoir l’air normal. Leopoldo Mastelloni dans le rôle du majordome est aussi très inquiétant, un mélange de tueur sadique et d’amateur de femmes mûres. On remarque une nouvelle fois Gabriele Lavia dans le rôle d’un autre Carlo. Il s’appelait déjà comme ça dans Profondo rosso. Mais ici son rôle est très étroit, il meurt rapidement. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    John est revenu dans l’appartement de Rose 

    La musique cette fois est moins fatigante pour le spectateur puisqu’elle est accrochée à Verdi. Mais l’ensemble est assez décevant tout de même et manque de cohésion, sa vient d’une grande dispersion dans le scénario, mais d’une indécision aussi dans la mise en scène, l’ennui dégagé par l’histoire reste tout de même compensé par des éléments innovants. Cependant le film connut tout de même un bon succès, même s’il n’atteint pas les sommets de Suspiria, le box office italien d’Inferno était tout de même quatre fois moins important que celui de Suspiria. Il est vrai qu’à cette époque le cinéma italien commençait sa descente aux enfers. 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Mark a trouvé un passage secret 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Mark voit le professeur Arnold 

    Inferno, Dario Argento, 1980

    Mark doit affronter une sorcière alors que la maison flambe 

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  •  Suspiria, Dario Argento, 1977

    Jusqu’à Suspiria Argento utilise les éléments plus ou moins réalistes qu’on trouve dans les gialli à la même époque, il y a des criminels dont le comportement est finalement expliqué rationnellement par des traumatismes anciens, et si ses films sont étranges, c’est moins par l’intrigue et par des éléments surnaturels que par la manière de filmer. Avec Suspiria Argento bascule dans une sorte de fantastique, de conte horrifique qui n'a plus de lien sérieux avec la réalité matérielle présente, même si ce conte est ancré dans une forme bien réelle de contemporanéité. Concrètement, cela veut dire qu’il abandonne la forme rationnelle du giallo dans laquelle on cherche un coupable et une explication. Le scénario doit beaucoup, selon toute vraisemblance, à Daria Nicolodi qui jouait dans Profondo Rosso et qui était devenue la compagne de Dario Argento. Ce film appartient à la Trilogia degli Inferi qui comprendra Inferno en 1980 puis, très tardivement, La terza madre en 2007. Suspiria est considéré comme un sommet dans l’œuvre d’Argento. C’est d’ailleurs le film de lui qui est le plus connu et qui aura le plus de succès public et financier et qui lui permettra d’accéder au statut de grand réalisateur. Cette orientation nouvelle semble nous dire que si l’art recherche toujours la vérité, celle-ci n’est pas forcément dans son apparence immédiatement matérielle et se retrouve peut-être encore plus dans les rêves et les cauchemars qui nous habitent tout au long de notre existence. Dématérialiser la vérité ce n’est pas abandonner sa quête, c’est au contraire en donner une autre lecture qui s’appuie sur les mécanismes mal connus encore aujourd’hui du psychisme et en ce sens l’utilisation des images et des couleurs permet cette nouvelle approche de la vérité.  

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Sous une pluie battante, Suzy débarque à Fribourg et cherche un taxi

    Suzy Banner arrive à l’aéroport de Fribourg sous une pluie battante, et finalement elle trouve un taxi qui l’emmène à une prestigieuse Académie de danse où elle doit loger. Mais personne ne lui ouvre la porte et tandis qu’elle s’apprête à repartir, elle apperçoit une jeune fille qui s’enfuit. La fuyarde se réfugie dans une maison où elle sera cruellement assassinée. Le lendemain Suzy rejoint l’académie. Elle est surprise par l’accueil, les filles parlent de la mort de Pat, la jeune fille que Suzy a vu s’enfuir, mais aussi d’autres événements étranges. L’Académie est dirigée par Madame Blanc, secondée par l’austère et rigide Mademoiselle Tanner. Suzy va finalement se retrouver à partager la chambre de Sonia avec qui elle va se lier d’amitié. Epuisée physiquement et nerveusement, le médecin lui donne un régime à suivre, sans sel et avec un peu de vin. Mais ce régime manifestement la fait dormir, tandis que Sonia essaie de l’intéresser aux événements étranges qui se sont déroulés dans l’académie. Sonia a en effet hérité des notes que Pat avaient prises sur le fonctionnement du personnel pour le moins étrange. Les événements insolites se succèdent, dont une pluie de larves d’insectes qui tombe du grenier. Suzy va tenter de comprendre ce qui se passe. Mais Sonia a disparu pendant qu’elle dormait. Elle aussi a été assassinée, prise d’abord dans un piège de fil de fer, pour être ensuite poignardée plusieurs fois. Entre temps Mademoiselle Tanner a chassé le pianiste aveugle qui sera égorgé par son propre chien. Suzy va rencontrer des hommes de sciences, le plus vieux lui révélant l’histoire de la sorcière Héléna Marcos. Très perplexe, elle va jeter les aliments et le vin pour ne pas s’endormir, et le soir elle va suivre un cheminement à travers le labyrinthe de l’académie pour découvrir le lieu où se réfugie le personnel. Elle va alors apprendre que tous sont au service d’Héléna Marcos et que Madame Blanc veut l’assassiner. Mais courageusement elle affronte le spectre de la sorcière, faisant se dissoudre les démons et l’académie de danse s’effondre dans un incendie sous la pluie ! 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    L’Académie de danse est un immeuble curieux 

    Trop souvent on analyse les films d’Argento du seul point de vue de la forme, arguant la pauvreté de l’histoire. C’est une grave erreur, sans l’intrigue qui la supporte cette forme n’aurait aucune importance. Si l’idée des trois sorcières provient de l’ouvrage de Thomas de Quincey, Supiria de profundis, l’histoire qui supporte le film tient aussi bien d’Alice in wonderland de Lewis Carrol que de Blanche neige et les sept nains. Argento aurait voulu également que les jeunes danseuses soient des enfants, mais les producteurs l’en ont dissuadé, trouvant que cela donnait un aspect scabreux à l’histoire. Et sans doute que cela n’aurait pas été une bonne idée parce qu’ici il s’agit tout de même de jeunes filles dont les premiers émois sexuels renvoient au crime et à la mort et en utilisant des enfants on aurait été obligé de gommer cette correspondance. Mais ces références aux contes enfantins aident à comprendre la vision du monde qui va habiter Suzy. Celle-ci semble évoluer dans un monde non seulement hostile, mais aussi bien trop grand pour elle. Tout en ayant l’allure de bâtiments qui existent, les décors sont en eux-mêmes des territoires de monstres, la hauteur de plafond, les couleurs hypertrophiées, tout contribue à écraser Suzy comme ses compagnes. L’académie de danse devient un véritable labyrinthe. On y cherche à se cacher par tous les moyens, y compris dans le rez-de-chaussée transformé provisoirement en dortoir propice aux confidences. Cette monstruosité architecturale est aussi bien attirante par ses couleurs et ce qu’elle cache, qu’elle est repoussante et crainte. Que ce soit Sonia ou Susy – dont les prénoms commencent par la lettre « S » comme le fait remarquer la sinistre Mademoiselle Tanner, comme Snake ou Serpent – elles ne peuvent s’empêcher d’investir le territoire des monstres. Au risque de leur vie bien sûr, comme si le fait de ne pas connaître les dessous du mystère était finalement bien pire que la mort. Pat est arrivée à s’extraire de l’académie de danse et de ses maléfices, parce qu’elle en a percer le mystère, mais elle retombe dans le même piège dont elle voulait s’éloigner. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Une jeune fille s’est sauvé en courant de l’académie de danse 

    Suzy cherche donc sa voie, et en réalité elle cherche à assouvir ses pulsions sexuelles. Le danseur Mark est charmé, mais, bien qu’il soit joli garçon, elle le dédaigne presqu’ouvertement, elle préfère s’en aller voir du côté des hommes de science, un médecin psychiatre, le docteur Mandel, qui se détourne rapidement d’elle, puis le vieux docteur Millius qui, bien que psychiatre, prend au sérieux les histoires de sorcières, à la manière d’un bon grand-père qui aime bien raconter des histoires cauchemardesques à sa petite fille. Dans cette quête d’une vérité qui existerait au-delà des apparences, Susy cherche à achever son adolescence. Elle est un caractère un peu androgyne, elle n’a pas de seins, preuve qu’elle n’est pas tout à fait finie. Elle est également tout le temps étonnée, ouvre de grands yeux sur les méandres tortueuses de l’âme humaine, et quand la réalité est trop forte à affronter, elle l’évite en s’endormant. Comme très souvent chez Argento le thème sous-jacent est celui de la mère abusive. Cette mère est ici incarnée, non pas dans une personnalité criminelle unique dont on explique les motivations par un traumatisme plus ou moins ancien, mais par la soif du mal. Cette figure maternelle se retrouve aussi bien dans l’autoritaire Mademoiselle Tanner, que dans la douceur apparente et compréhensive de Madame Blanc, ou encore dans les figures grotesques des servantes maflues. Quand les larves qui tombent du grenier obligent les filles à organiser le rez-de-chaussée comme un dortoir sous la surveillance des maitresses de l’académie, elles reconstituent le ventre de la mère, comme si en s’y réfugiant, elles allaient pouvoir échapper à la malédiction de l’Académie de danse. Mais cette figure maternelle s’incarne dans celle des sorcières qui ne se nourrissent que du mal qu’elles peuvent réaliser. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Pat a été cruellement assassinée et pendue 

    En dehors des personnages multiples de la mère maléfique, Argento retrouve des figures qu’il avait déjà plus ou moins ébauchées antérieurement. A l’évidence, tandis que la vraie police est à peine entrevue, malgré la multitude de crimes et de disparitions qui agitent l’Académie de danse, Suzy est devenue en quelque sorte le détective chargé de découvrir la vérité. Et justement le fait que ce soit une quasi-enfant qui se lance dans cette aventure finit par mettre en évidence ce qui est à la base du métier de détective privé, l’attrait d’une vérité dérangeante qui donne le vertige et dans laquelle on se perd. C’est cette volonté qui lui permet de dépasser la peur. Ce faisant elle a cette capacité de passer entre deux mondes, celui d’une réalité banale et matérielle, peut-être même ennuyeuse et celui des forces du mal qui sont enfouies au fond des méandres de l’esprit. On va retrouver également le personnage de l’aveugle qui bien entendu ne voit pas avec ses yeux mais qui découvre autour de lui une force diabolique qui en veut à son existence. Egalement Argento met en scène indirectement une de ses obsessions latente, celle de l’homosexualité. Celle-ci est toujours présente dans ses films, que ce soit ici dans la promiscuité entre les filles ou encore ces danseurs allemands qui dansent en petite culotte de cuir ! 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Suzy arrive à l’académie de danse où un aveugle l’a précédé 

    Plus encore que dans Profondo rosso, Suspiria est marqué par la couleur rouge. Si cette couleur envahissante dans laquelle baigne complètement l’Académie de danse, renvoie au sang et à la mort, elle renvoie aussi à deux autres réalités. D’abord ce rouge profond est celui des théâtres à l’italienne, et donc il vient que ce film ne doit pas être pris au sérieux, mais compris comme un simple décor, une forme extérieure à la vraie vie. Quand Suzy arpente les couloirs vides de l’académie, c’est comme si elle entrait dans un théâtre pour prendre sa place et tenir un rôle dans une pièce écrite par quelqu’un d’autre. Cet aspect est souligné encore par le fait que Suzy se retrouve seule dans ce décor, les autres filles et Madame Blanc et Mademoiselle Tanner sont toutes ensemble dans un autre théâtre. Elles ont changé de décor ! Et puis le sang dans lequel semble baigner tout le film fait penser au sang des premières menstruations d’une enfant qui devient femme. C’est bien du douloureux passage à l’âge adulte dont il s’agit. On retrouvera cette idée plusieurs fois, notamment dans le film américain Still of the night de Robert Benton, tourné en 1982. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    L’Académie est vide 

    Bien qu’il soit tout aussi important, le jeu sur les couleurs est peut-être plus abstrait que dans les autres films de Dario Argento, mais sans doute moins unitaire que dans ses précédents films, comme si l’histoire elle-même l’obligeait à user d’une palette plus large. Nous retrouvons toujours la même idée des couleurs insaturées qui sont opposées à des couleurs plus ternes, celles des immeubles ou des statues, comme si les couleurs fortes représentaient la vie. Quand Suzy arrive devant l’Académie de danse qui se refuse à elle en lui refermant la porte au nez, on a droit tout de suite après à la vision d’immeubles ternes et bien alignés. Quand le pianiste aveugle Daniel sort du café bruyant et coloré où des hommes dansent entre eux, il se retrouve sur une place vide, symbole d’une solitude marquée par des monuments grisâtres à la romaine, alors que nous sommes censés être à Fribourg. Suzy descend dans les sous-sols de l’académie, et au fur et à mesure qu’elle parcourt ce labyrinthe, les couleurs deviennent moins vives, passant par palier du rouge sanglant au rose, puis au beige et au jaune pâle. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Madame Blanc tente d’expliquer les étranges évènements de la nuit 

    Le traitement des couleurs n’est pas toujours très réussi. Certes c’est une très bonne idée d’utiliser les bleutés qui ressemblent à la couleur dont on usait au temps du cinéma muet pour donner une sorte de coloration, ça rappelle un peu les vieux films de vampires. On rerouve ce même bleu dans la scène qui se passe à la piscine, l’eau semble laver les péchés mais sa teinte bleutée lui donne une apparence de froideur qui renforce cette idée que le cinéma d’Argento est bien un cinéma des sensations. Mais l’usage du vert qui est emprunté au Hitchcock de Vertigo, et qui est censé nous montrer le passage entre le rêve et la réalité, n’est pas du meilleur effet. C’est un des derniers films tournés en technicolor qui avait cette capacité de magnifier les couleurs primaires, mais aussi les verts lumineux. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Miss Tanner accuse le chien de l’aveugle 

    L’ensemble est tourné en cinémascope, ce qui est habituel chez Argento, mais cela ne l’empêche pourtant pas d’aborder les rapports qui dans l’espace peuvent exister entre l’horizontalité du récit et sa verticalité. On le voit tout de suite quand Suzy arrive au tout début du film et sous la pluie battante devant l’Académie de danse. L’immeuble rouge et écrasant l’oblige à lever les yeux. Quelques plans plus tard, après avoir suivi la fuite de Pat, celle-ci est sauvagement assassinée, et sa pendaison va mettre en scène l’immeuble où elle meurt dans toute sa profondeur verticale. Ce qui renforce cette idée générale selon laquelle tout dépend du point de vue auquel on se place. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Dans un bar où on boit de la bière, les hommes dansent entre eux 

    Bien entendu l’idée de solitude est très présente, que ce soit le malheureux pianiste aveugle qui se retrouve piégé au milieu d’une place ou Suzy elle-même qui est incapable de comprendre le lourd secret que Sonia porte en elle. C’est une plongée dans un milieu hostile. Cette hostilité prendra la forme de ces larves tombées du plafond, et qui probablement proviennent de la décomposition d’un cadavre dans le grenier. Mais le milieu des gens ordinaires, représenté par les deux psychiatres, n’est guère plus rassurant, le premier s’en moque presqu’ouvertement, le second l’angoisse en lui parlant du mal qui se cache dans les redents de la société moderne, défiant l’usure du temps. L’idée d’incommunicabilité, si chère à Antonioni, n’est pas très loin. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    L’aveugle et son chien tentent de rentrer chez eux 

    Cet univers de terreur est marqué de signes, par exemple quand vers la fin Suzy rencontre malencontreusement l’oiseau au plumage de cristal comme une citation du premier long métrage réalisé par Argento. Mais d’autres signes enferment le secret et le secret ne peut pas être découvert sans se donner beaucoup de mal. Il faudrait avoir le temps d’examiner tous les indices semés le long de cette histoire pour anticiper ce vers quoi Argento nous amène. Les iris ont la couleur bleue presque nuiteuse, ils sont associés par exemple à l’idée de secret et ils expliquent le passage d’un monde à un autre, d’une vérité à une autre en prenant la place d’une poignée de porte. les sorcières en réalité ont défié le temps, et elles existent dans les plis de la vie moderne qui avait cru les avoir chassées pour toujours. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Suzy n’obtient pas de réponse à ses interrogations 

    Le film est relativement court pour du Argento, ce qui veut dire que le montage est plutôt resserré et le rythme très soutenu. Le but est de donner une sensation de vertige, comme Alice qui est précipitée dans un puits sans fond. Les références nombreuses à Escher renforcent cette idée de déréalisation, en effet cet artiste célèbre avait cette habitude de dessiner très sérieusement des formes, des escaliers notamment, qui ne pouvait exister, mais qui pourtant donnait l’idée d’un mouvement infini. L’Académie de danse est située dans Escher strasse, ce qui est plus qu’un clin d’œil. Je n’ai pas dit grand-chose des meurtres qui parsèment cette histoire, ils sont totalement sanglants et violents, bien plus que ce que nous avons vu dans les précédents films d’Argento. Ils sont vifs et assez brefs, sauf la mise à mort de Sonia au milieu des rouleaux de fil de fer qui est précédée d’une longue fuite quand elle tente de fuir verticalement pour atteindre les toits. Le sang est d’un rouge très vif qui d’ailleurs ne correspond pas du tout à la couleur du sang réel qui est plus sombre. On peut aussi reprocher à Argento d’appuyer plus que nécessaire sur la façon dont le chien déchiquette la gorge du pianiste aveugle, mais c’est sans doute la loi du genre qui en fait un film d’horreur. De même la façon dont Suzy détruit la sorcière représentée plus ou moins bien par un halo est un peu légère et insuffisante. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Sonia a peur et s’enfuit de la chambre 

    L’interprétation est surtout dominée par Jessica Harper qui prête son physique enfantin à Suzy. Ce n’est pas une actrice qui possède beaucoup de finesse de jeu, mais son physique parle pour elle-même suffisamment. Derrière on remarque surtout deux gloires du cinéma des années quarante et cinquante. Alida Vali dans le rôle de Mademoiselle Tanner est tout à fait excellente, mais c’est son habitude, et puis le petit rôle de Joan Bennett, égérie un temps de Fritz Lang, est très bon, puisqu’elle passe d’une forme d’empathie envers ses jeunes danseuses, à un déchainement de haine qui la défigure. La domesticité, les femmes de charge, maflues et inquiétante, ou le massif Pavlo donnent une allure grotesque à l’ensemble. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Suzy suit la piste décrite par Sonia 

    Bien que je comprenne parfaitement le parti pris d’Argento pour la musique des Goblin, je ne peux pas m’empêcher de la trouver très laide, agressive, fatigante pour le spectateur, appuyant un peu trop les moments dramatiques, comme si un contrepoint plus doux n’aurait pas été plus efficace. Ce sera un très gros succès public qui forcera finalement la critique, y compris la critique française à prendre enfin en considération le travail du réalisateur. C’est du reste le meilleur succès public d’Argento en France et aussi aux Etats-Unis. C’est à partir de ce sommet que sa gloire va commencer à décliner auprès du public, mais qu’elle va se développer auprès de la critique ! En tous les cas, et malgré quelques critiques qu’on peut faire à son endroit, c’est un film très riche et très original dans cette manière de recycler des thèmes anciens dans une vision moderne. 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    Armée de son couteau, elle va se défendre contre les démons 

    Suspiria, Dario Argento, 1977

    L’académie de danse sera détruite avec ses monstres

      

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  • En librairie le 3 novembre 2022

    C’est le deuxième tome des contes et nouvelles de Frédéric Dard. Le premier volume réunissait les textes portant sa signature, celui-ci s’intéresse à ceux qui ont été signés d’un pseudonyme. L’ouvrage devrait être dans toutes les librairies le 3 novembre 2022.

    On y trouvera des petits textes signés San-Antonio qui, s’ils n’ont pas été repris dans les romans de la saga du fringant commissaire sont tout à fait dans le ton de ce qu’il écrivait dans les années soixante. La grande majorité de ces petits récits sont souvent drôles, grivois, mais on y trouvera de très belles nouvelles plus graves.

    L'homme avait plusieurs cordes à son arc. Cette capacité constante à étonner ses lecteurs par l'usage d'une palette stylistique des plus larges, permet de redécouvrir en permanence des aspects inattendue de son œuvre immense. 

    Si la réunion de ces textes et leur mise en forme a pris beaucoup de temps, ce fut un immense plaisir que de s'y atteler. dans les commentaires que j'ai ajoutés, j'ai suivi deux objectifs : le premier était de mettre en rapport autant que je le pouvais ces textes courts avec l'ensemble de son œuvre, et ensuite de les resituer par rapport à l'époque à laquelle ils ont été écrits.

    Puisse le lecteur prendre autant de plaisir à les lire que j'en ai pris à concevoir ce  volume.

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  •  Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Après le nouveau succès d’Argento avec 4 mosche de velluto grigio, il va passer à un exercice de style bien moins personnel. Il s’implique dans Le cinque Giornate, un film sur la révolution de 1848 qui vit le peuple de Milan se soulever contre l’occupant autrichien. Ces cinq journées sont bien entendu une date clé dans l’histoire de la formation de la nation italienne, mais elles accompagnaient les révolutions qui avaient lieu au même moment dans toute l’Europe. Ce n’était pas du tout un projet que devait réaliser Argento, au départ c’est Nani Loy qui devait s’y coller avec Ugo Tognazzi dans le rôle principal. Mais les deux s’étant désisté, c’est Argento, également producteur, qui va le prendre en charge. Le sujet historique est traité à la façon d’une comédie, avec Adriano Celentano dans le rôle principal. Il reste complétement atypique dans la carrière du réalisateur. Si le succès de ce film fut assez net en Italie, à l’international il sombra dans l’indifférence totale, particulièrement en France où je crois qu’il n’est même pas sorti. Certains ont voulu y voir une sorte d’exercice de style entre le western spaghetti et Wild bunch de Peckinpah[1]. C’est bien exagéré. Luigi Cozzi et Dario Argento ont bien participé à l’écriture ou à la réécriture du scénario initial, mais ça reste un projet assez peu personnel, un véhicule pour Adriano Celentano qui a cette époque était une grande vedette de la chanson et du cinéma. La critique italienne, la seule qui se soit vraiment intéressée à ce film, fut féroce, même si l’idée de présenter la révolution de 1848 du côté du petit peuple qui ne s’y croit pas vraiment impliqué est intéressante en elle-même. Malgré le peu d’intérêt artistique qu’on doit constater en ce qui concerne ce film, malgré quelques avancées formelles, on retiendra qu’Argento, quoiqu’on en dise, avait bien la fibre de la critique sociale, ce qui se remarquait moins dans ses gialli, mais qui ici est complètement évidente. Le faible succès de ce film va inciter Argento à prendre une nouvelle orientation. Cette fois, avec Profondo rosso, il prend vraiment le temps de travailler en amont du tournage. C’est du reste, à ce moment-là, son film le plus long. Le tournage prendra également son temps. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973 

    La voyante Helga Ulmann donne une conférence sur la voyance 

    Profondo rosso va être incontestablement un vrai tournant dans la carrière d’Argento. Si en trois ans il s’est taillé une belle réputation de réalisateur à succès, il n’en a pas fini d’évoluer, aussi bien du point de vue thématique que du point de vue formel. L’affiche originale annonce la couleur si je puis dire, elle répète celle de Vertigo d’Hitchcock, un homme qui tombe dans une sorte de puits sans fond, mais dont la spirale peut tout aussi bien représenter l’œil et le regard. Il va de soi que le titre italien, qu’on peut traduire par Rouge profond, est bien plus parlant que le titre français. Remarquez que David Hemmings est cet acteur avec des yeux plutôt globuleux qui était déjà la vedette d’un film célèbre, Blow up d’Antonioni, où le regard et la photo jouaient un rôle décisif. Profondo roso est le genre de film qui est tellement dense, aussi bien sur le plan thématique que sur le plan esthétique, qu’on pourrait facilement écrire un livre entier sur lui, plan par plan. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Helga a perçu un bruit dans son appartement

    Marc est un pianiste de jazz anglais qui a vécu aux Etats-Unis et qui maintenant vit à Rome. Ailleurs, dans un théâtre, la voyante Helga Ulmann donne un conférence, mais elle doit s’interrompre parce qu’elle a vu quelque chose qui la trouble. Après la répétition qui a lieu dans une église, Marc revient dans son quartier où il retrouve son ami Carlo, un homosexuel alcoolique également pianiste. Il tente de le modérer, mais c’est peine perdue. Comme ils traversent la place vers le Blue bar, ils entendent un hurlement. C’est Helga qui est en train de se faire assassiner dans l’immeuble même où loge Marc. Celui-ci quitte Carlo et se précipite dans les étages. Il arrive trop tard, Helga expire dans ses bras, mais par la fenêtre, il a le temps d’apercevoir un homme avec un chapeau et un imperméable sombre. La police arrive sur les lieux, ainsi que la journaliste Gianna qui ouvertement drague Marc. Après l’interrogatoire de la police il va demander à son ami Carlo s’il n’a pas aperçu le meurtrier lui aussi. Marc est persuadé avoir vu quelque chose de décisif, mais il ne sait pas quoi. A l’enterrement d’Helga dans le cimetière juif, il retrouve Gianna qui lui propose de mener l’enquête avec lui. Mais il s’y refuse. Il va par contre rendre visite à la mère de Carlo qui elle aussi habite le même immeuble. Celle-ci qui a l’air un peu dérangée ne sait rien du tout. C’est à peine si elle sait où se trouve son fils. Celui-ci est en vérité ivre mort chez son petit ami. Grâce à ses réflexions et à son dialogue avec Gianna qui le bat au bras de fer, Marc tombe sur une petite contine pour enfants dont il achète le disque et qui le mène à un livre sur une villa dite de l’enfant qui hurle. Il va chercher à rencontrer Amanda Righetti qui a écrit un livre sur cette maison. Mais avant qu’il n’arrive à la joindre, elle est assassinée d’une manière sauvage après avoir été atrocement ébouillantée, elle a le temps de tracer sur la vapeur d’eau sur le rebord de la baignoire le nom du criminel. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Marc Daly va au Blue Bar retrouver son ami Carlo

     Dès lors avec Gianna les détectives amateurs vont chercher cette villa mystérieuse. Ils vont la trouver à partir d’une plante rare qui sert d’ornement à cette maison baroque. Mais il lui faudra faire le tour des pépiniéristes de la ville. Cette maison rococo de grand style est maintenant inhabitée, un peu délabrée. Marc va rencontrer le gardien, tandis qu’il parle avec lui, une étrange petite fille rousse l’observe derrière ses volets. Le gardien lui confie les clés et il va explorer la maison. En navigant à travers les nombreuses pièces, il va découvrir, en grattant le mur, un dessin d’enfant qui manifestement représente un meurtre. Pendant ce temps le professeur Giordani qui en relation avec Marc va visiter la maison d’Amanda et découvre grâce à de la vapeur d’eau l’inscription qui accuse le coupable. Mais alors qu’il tente de communiquer avec Marc par téléphone, l’assassin intervient et le tue. Marc continue son enquête et retourne interroger la petite Olga, il découvre qu’elle a reproduit le dessin qu’il a découvert sur le mur. Il se demande si elle a pu pénétrer dans la maison, mais elle assure qu’en réalité elle a recopié un dessin qu’elle avait trouvé dans les archives du lycée où elle est scolarisée. Marc est obsédé par la maison, il va découvrir qu’une fenêtre a été murée, et en organisant une brèche dans le mur il découvre une pièce où gît un squelette. Mais il reçoit un coup derrière la tête, il est assommé. Quand il se réveille la maison brûle et Gianna est à son côté. Ils décident alors d’aller explorer les archives du lycée. Mais tandis que Marc est sur le point de trouver ce qu’il cherche, Gianna qui a perçu un bruit s’est éloignée et se fait poignarder à son tour. Marc va alors tomber sur Carlo qui tente de le tuer avec un revolver, mais il est abattu par la police qui intervient précipitamment. Gianna va être sauvée. Mais Marc n’en a pourtant pas fini parce qu’il sait qu’au moment du meurtre d’Helga, Carlo était avec lui et ne peut donc être le coupable de ce meurtre. Il décide de retourner dans l’appartement de la voyante pour tenter de comprendre ce qui l’avait troublé. Et là il se rend compte que le tableau qu’il avait cru voir était en réalité l’image du tueur qui se reflétait dans un miroir ! Derrière lui cependant la mère de Carlo arrive pour le tuer, elle explique que c’est elle qui a tué son mari qui voulait la faire interner. Après une courte lutte, elle va avoir son collier coincé dans l’ascenseur et en mettant l’engin en route, Marc va procéder à la décapitation de la meurtrière ! 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Il arrive trop tard pour sauver Helga 

    La première remarque qu’on peut faire c’est qu’il s’agit, au-delà d’une histoire de meurtres en série, d’une critique de la modernité, y compris dans le développement des pratiques homosexuelles qu’une fois de plus Argento met en scène. Carlo est en effet victime de la folie de sa mère, et c’est bien la domination de celle-ci sur son père et sur lui qui l’a induit à devenir homosexuel et à se méfier des femmes. Mais Marc est très ambigu. D’abord parce qu’il est ami avec Carlo et qu’il semble vouloir le protéger. On les voit se promener dans les rues de la ville comme un vieux couple. Et puis ils jouent du piano à quatre mains en y prenant manifestement plaisir. Dans une sorte d’inversion des valeurs traditionnelles, Marc apparait comme faible face à Gianna qui non seulement le bat au bras de fer, mais qui en outre le drague ouvertement, elle veut le mettre dans son lit. Elle y arrivera après avoir vaincu les réticences de l’objet de son désir, réticences qu’autrefois on attribuait à des femmes un peu prudes ! Cet aspect des relations sexuelles dans ce film n’est pratiquement jamais mis en avant par la critique. Certes beaucoup voient la critique de la modernité dans l’utilisation de l’architecture, mais beaucoup moins dans l’évolution des mœurs. C’est d’ailleurs Gianna qui conduit la petite Fiat dans laquelle Marc est obligé de se tenir recroquevillé, aplati sur un siège défoncé. Cette réticence à parler d’inversion des valeurs traditionnelles vient du fait que cela renverrait à une lecture « réactionnaire » du film. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    L’enterrement a lieu dans le cimetière juif 

    La critique de la modernité est plus facile à percevoir dans les décors utilisés où sont opposés l’architecture et la statuaire mussolinienne, et les formes plus rococos ou baroques des périodes précédentes et qui représentent un sorte d’âge d’or disparu. Helga, la mère de Carlo et Marc lui-même vivent dans un immeuble moderne qui ouvre sur de vastes espaces vides. Quand Marc pénètre dans la maison de l’enfant qui hurle, il casse les murs pour construire des passages entre des mondes, ceux du passé et de la mort, et ceux d’aujourd'hui et de la vie, on a l’impression qu’il est là pour la faire revivre. Mais il n’aura pas le temps d’y parvenir, elle brûlera avant que les criminels soient mis hors d’état de nuire, comme s’il était trop tard. De même Amande Righetti qui a écrit un livre sur cette maison pour en garder la mémoire, vit dans une maison ancienne, au bord de nulle part, mais bien peu moderne. On pourrait dire encore que cette défense d’un monde traditionnel se voit dans la conférence d’Helga qui se tient dans un théâtre à l’ancienne, rouge sang, il s’y défend une forme de vérité par delà la rationalité matérielle. Helga sera assassinée, et le professeur Giordani aussi. Comme si on voulait faire disparaître ces rebuts d’un autre monde le plus rapidement possible. Ce théâtre est de même nature que celui que nous avions vu dans Quatre mosche de velluto grigio. En même temps il annonce que la vie n’est qu’une pièce de théâtre où chacun joue un rôle pour lequel il est plus ou moins fait. Il introduit un effet de distanciation d’emblée avec son sujet. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Amanda vient de trouver une poupée pendue

    Mais en dehors de ce dialogue entre le passé et le présent, il y a cette maison de l’enfant qui hurle qui devient un personnage à part entière, ce que ne peuvent pas devenir les immeubles modernes. Faites de structures tarabiscotées, de volutes et d’ellipses, la maison appelle Marc. Elle dialogue avec lui. Elle est saturée de bruits étranges et chante presque puisque c’est une comptine qui a mis Marc sur sa piste. Cette maison compliquée recèle des pièces très différentes dans leur couleur. Certaines pièces sont bleutées, froide comme un tombeau, d’autres au contraire sont sombres et mystérieuses. Il faut avoir de bons yeux pour la comprendre. Il faut aussi la mériter Et Marc sera obligé de s’y reprendre en plusieurs fois pour en pénétrer le mystère, risquant de se casser la figure en l’escaladant. Cette maison n’est pas la même vue de l’extérieur et vue de l’intérieur, comme elle change d’aspect le jour et la nuit. Elle est vivante ! C’est pourquoi l’assassin voudra la détruire, parce qu’elle contient la mémoire des crimes qui s’y sont déroulés et reste comme un reproche vivant. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Un pépiniériste va mettre Marc sur la piste de la maison de l’enfant qui hurle 

    Outre les problèmes d’identité sexuelle, récurrents chez d’Argento depuis ses premiers films, il y a une discussion constante sur l’art en général, et plus précisément ce qu’il montre et ce qu’il ne montre pas. La peinture tient un rôle important, pivotal. Non seulement les tableaux qui meublent le couloir de l’appartement d’Helga et mentent puisqu’un miroir produit une image qui peut être confondu avec eux, mais Argento reconstitue le tableau d’Edward Hopper de 1942, Nighthawks, en le rebaptisant Blue Bar. Contrairement au tableau initial, le Blue bar ne va pas vraiment représenter la solitude, on le verra se remplir, puis on verra Carlo et Marc jouer du piano à quatre mains devant un public abondant. En passant d’une forme statique et endormie, à une vision enfiévrée, Argento démontre une fois de plus la supériorité du cinéma sur la peinture, d’autant que le cinéma amène la musique avec lui pour renforcer les visions qu’on peut avoir d’un lieu particulier. Jean-Baptiste Thoret souligne aussi dans ce film l’importance de la peinture de Giorgio De Chirico, aussi bien dans al mise en scène des rêves et de la solitudes, que dans la gestion même de l’espace urbain[2]. Même si certains passages sont contestables, la musique joue également un rôle majeur ici, et plus généralement dans l’œuvre d’Argento. Elle sert à renforcer l’identité de la maison, avec la contine, puis celle de Marc avec le piano qui hésite entre un jazz sophistiqué et une musique plus populaire. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    La fille du gardien espionne Marc 

    Revenons à l’intrigue, elle nous présente un couple de détectives amateurs, comme nous en avons vu dans les trois précédents gialli d’Argento, qui tant bien que mal va tenter de percer le mystère de la mort d’Helga. La police est une fois de plus hors jeu, l’institution est faible face aux individus, et le commissaire chargé de l’enquête est une caricature qui fait attention de ne pas salir son beau costume, la police pense à faire grève au milieu du bordel ambiant. Tout cela est traditionnel chez d’Argento. Mais à partir de là on va bifurquer vers des formes plus sophistiquées qui troublent la linéarité de l’histoire. D’abord la petite fille Olga, personnage emprunté à Bava – la jeune actrice, Nicoletta Elmi, qui l’incarne, avait d’ailleurs joué dans Dellito del ecologia et dans Gli orrori del castello di Norimberga – elle est l’enfant qui représente le mal et non pas l’innocence. Rouquine, elle aime à torturer les lézards. Le rapprochement avec The exorcist de William Friedkin me parait évident. Ensuite la maison de l’enfant qui hurle est présentée comme peuplée de fantômes. C’est comme si la société dans son ensemble avait obligé les enfants à sortir de leur état d’innocence. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Marc explore la maison qui n’est plus habitée depuis longtemps 

    Parmi les éléments environnementaux qui définissent l’identité du film, il y a des objets, les intérieurs sont soignés, surchargés, comme l’appartement du professeur Giordani. Mais ce qui frappe ici ce sont ceux qui rappellent l’enfance. Les poupées, l’automate au visage poupin qui marche vers Giordani pour l’assassiner, ou encore les billes qui rappellent non seulement la forme de l’œil, mais qui évoquent le destin inexorable vers lequel on roule. Ces billes sont empruntées d’ailleurs dans leur mouvement comme dans leur symbolique au Mario Bava de Cinque Bambole della luna d’agosto. Comme on le voit les emprunts d’Argento à ses prédécesseurs sont bien plus discrets que dans sa trilogie animalière, les oiseaux de la maison d’Amanda ont la même allure que ceux d’Hitchcock. La prééminence de la vision sur les autres sens, y compris l’intelligence est représentée par les yeux globuleux de Marc, mais aussi par cette façon de montrer seulement les yeux de l’assassin. En fait les assassins sont deux, comme dans L’ucello dalle piume de cristallo où le mari devenait le complice actif de sa femme totalement folle, simplement par amour. Ici c’est le fils qui se lance dans le crime pour, en quelque sorte, protéger sa mère. Mais les visions d’Helga sont aussi comme un œil intérieur, un autre regard. Et puis Argento utilise à nouveau cette caméra subjective qui prend le point de vue de l’assassin, cette fois c’est bien moins appuyé. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    En grattant le mur il découvre un dessin qui représente un crime 

     Dans Profondo rosso, Argento adopte une forme de discontinuité du récit, passant d’un protagoniste à l’autre, comme s’il oubliait parfois que l’assassin rôde et va tuer à nouveau, mais aussi en mêlant des temporalités et des rythmes différents à l’enquête lente et difficile s’oppose l’agitation de la vie moderne, la salle de rédaction par exemple où travaille Gianna, ou les locaux de la police où il est impossible de s’entendre. Si les décors sont très soignés comme on l’a déjà dit, la mise en scène l’est tout autant. Il y a de beaux angles de prises et vue et un montage qui allie habilement les plans rapprochés et les plans plus large, mettant l’accent sur ce que les personnages ressentent, la peur. Il utilise parfaitement la profondeur de champ, et il est capable d’user de la verticalité dans les prises de vue dès lors qu’il s’agit de présenter les immeubles où se sont déroulés des crimes sanglants. Mais surtout ce qui frappe ce sont les couleurs. Argento revient ici à une chromatique qui respecte beaucoup plus l’approche du giallo à la Bava, surtout de Sei donne per l’assassino. Donc si le rouge est très présent, la scène d’ouverture sur la conférence dans le théâtre est saisissante, il fallait beaucoup d’audace pour utiliser autant de rouge profond pour signifier cette folie. Argento va aussi utiliser aussi les bleus dans l’appartement d’Helga notamment, et même le jaune vif du taxi. En contrepoint on aura des gris et des beiges qui donnent encore plus d’importance aux couleurs primaires. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Le professeur Giordani voit s’avancer une marionnette mécanique 

    Une des particularité de ce film est que les meurtres, s’ils sont sauvages, sont tous très différents, l’un est étranglé, l’autre voit sa figure fracassée contre le bord d’une table, une femme est ébouillantée, Gianna sera poignardée, etc. Le film s’ouvre d’ailleurs sur le meurtre du père sous les yeux de l’enfant. Les meurtres ne sont pas tout à fait filmés directement. Le premier meurtre est filmé comme une ombre sur le mur, puis, on voit le couteau ensanglanté tomber auprès des chaussures d’un jeune garçon. Ou alors on filme les mains gantées de l’assassin pour suggérer une menace, ce sont les mains d’Argento qui sont utilisées. Ce qui est caché et suggéré devient donc aussi important que ce qui est montré, on n’a plus besoin de détaillé longuement le meurtre. Ce sera fait une seule fois pour la noyade d’Amanda Righetti. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    La petite Olga a reproduit le dessin que Marc avait trouvé sur le mur 

    Il n’y a pas grand-chose à redire à l’interprétation. David Hemmings est l’acteur adéquat pour rappeler tout ce que doit Argento à Antonioni. Il est bon dans ce rôle d’un homme fragile guetté par le doute. Les femmes sont cependant meilleures. Le film s’ouvre sur un numéro vraiment exceptionnel de Macha Meril dans le rôle d’Helga la voyante. Je crois qu’elle n’a jamais trouvé un autre rôle de cette importance, de cette intensité dramatique. Mais le scénario fait qu’elle quitte rapidement le film puisqu’elle est assassinée et enterrée. Et puis il y a la très dynamique Daria Nicolodi dans le rôle de Gianna la journaliste dragueuse et effrontée. C’était son premier film avec Dario Argento, mais elle allait devenir indispensable au metteur en scène qui va vivre une longue liaison avec elle, elle sera la mère d’Asia Argento, et participera à l’écriture de plusieurs des film suivants de Dario Argento. Clara Calamaï est la mère tueuse et folle. Dario Argento l’a choisie comme un symbole de la période mussolinienne. A cette époque elle était une grande vedette et on se souvient d’elle aujourd’hui surtout dans Ossessione, l’adaptation de Visconti du roman de James Caïn, The postman always rings twice , sorti en 1943. Ce sera son dernier rôle. Les acteurs masculins sont moins intéressants, Gabriele Lavia incarne Carlo, l’alcoolique pianiste, il est assez lourd, même s’il est vrai qu’il n’est jamais très simple de jouer les hommes ivres si on n’est pas en état d’ébriété. Passons sur Eros Pagni qui interprète le commissaire Calcabrini, le rôle veut qu’il soit lourd, et il l’est !  

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Marc a compris qu’une fenêtre a été murée

     La musique est assez moyenne quoi qu’on en dise et malgré la volonté d’Argento d’en faire un partenaire à part entière. Elle est due à la fois Giogio Gaslini et au groupe de rock progressif Goblin. La ritournelle qui rythme le film, notamment lors de la visite de la maison, est entêtante à souhait, mais souvent cela dérape, passant du jazz au rock sans qu’on comprenne bien pourquoi. Argento s’est disputé d’ailleurs avec son musicien qui ne comprenait pas toujours ce qu’il voulait faire. A la place de The Goblins, Argento aurait aimé avoir plutôt The Pink Floyd. Cela traduit beaucoup d’incertitude au niveau de la bande son. Cette bande son se présente aussi comme intégrant les bruits de la vie moderne qui apparaissent bel et bien comme une agression, c’est net dans les scènes qui utilisent la maison d’Amanda. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Avec Gianna, Marc explore les archives du Lycée Leonardo Da Vinci 

    Le film reçu un accueil critique très négatif. Mais il triompha dans les salles en Italie et aux Etats-Unis. La France où il sorti deux ans après l’Italie, dédaigna lui rendre hommage, et les entrées y furent médiocres, à mon sens il faut y voir l’emprise de la critique de type Nouvelle Vague sur les distributeurs pour qui le cinéma italien se confondait largement avec le cinéma « auteuriste » comme on dit. Argento était encore plus considéré comme un pestiféré que Bava ! Mais depuis, avec le temps, ce film a été reconnu comme un grand film et c’est heureux. On en trouve facilement de belles copies de ce film, notamment l’édition Blu ray de Wild Side qui contient de nombreux bonus, avec des interviews de Dario Argento et de Luigi Cozzi, mais également une interview de Macha Méril plus inattendu puisqu’elle parle du travail de direction d’acteur de Dario Argento. 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973

    Carlo veut tuer Marc 

    Les frissons de l’angoisse, Profondo rosso, Dario Argento, 1973 

    Ultime rencontre avec le tueur 



    [1] Maitland McDonagh, Broken Mirrors/Broken Minds: The Dark Dreams of Dario Argento, University of Minnesota Press, second edition, 2010. 

    [2] Jean-Baptiste Thoret, Dario Argento magicien de la peur, Les Cahiers du cinéma, 2002.

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  •  Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    Cet opus qui clôture la trilogie dite animalière est une histoire beaucoup plus linéaire et facile à comprendre, c’est un giallo des plus traditionnel sans même une incursion érotique ou fantastique. Le jeu est bien entendu de connaître les intentions et l’identité du coupable de meurtres en série. Ce troisième film va recycler les obsessions d’Argento. D’abord le traumatisme de l’enfance qui transforme des individus en criminels, une fois de plus la psychanalyse est convoquée. Ensuite les difficiles rapports sexuels non seulement entre les hommes et les femmes, mais aussi pour les homosexuels. Enfin l’opposition entre la science et la rationalité d’un côté, et l’intuition, la poésie de l’autre. Et justement c’est de ce point de vue que le titre sera justifié. La science est une fois de plus vouée au pilori, que ce soit la science pure ou la psychanalyse. Mais au-delà de tous ces thèmes déjà rencontrés chez Argento, il y a aussi une réflexion sur le faux. Dans cette fable au titre surréaliste, tout parait faux, y compris les pires évidences des sentiments. On note que le scénario cependant n’est pas exempt de contradictions et d’incohérences qui vont bien au-delà d’un manque de réalisme qui est quant à lui parfaitement revendiqué. Le film a été tourné directement dans la foulée de Il gatto a nove code. Peut-être que cette précipitation a nuit à la qualité du résultat.   

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    Roberto suit l’homme qui le suivait 

    Roberto est un batteur dans un groupe de rock. Il s’aperçoit qu’un homme vêtu de noir, portant des lunettes noires le suit et l’espionne. Pour en avoir le cœur net, il se met alors à le suivre pour lui demander des comptes. Mais l’homme en noir l’attire dans un théâtre vide. Ils se battent, l’homme sort un couteau et dans la bataille Roberto le tue. Un individu masqué a cependant pris des photos de la scène. Préoccupé, il avoue à sa femme qu’il atué un homme. La persécution ne cesse pas il reçoit des coups de fil, on dépose des photos de la scène du crime chez lui. Son crime est relaté dans le journal. La femme de chambre a cependant entendu la conversation entre Roberto et Nina. Roberto décide d’aller voir Dio, un marginal qui vit au bord du Tibre. Celui-ci lui conseille d’engager un détective privé pour veiller sur Nina et sur sa maison. Les choses se compliquent, d’abord la femme de chambre qui voulait faire chanter l’assassin va à un rendez-vous dans un parc, elle y sera assassinée. Et puis la cousine de Nina vient s’installer à la maison. Mais on apprend que Carlo Marosi, l’homme en noir, en réalité n’est pas mort qu’il a simulé son propre assassinat. Il comprend cependant que l’assassin qui l’a payé ne se contente plus d’un simulacre, mais il va passer à l’action. Il réclame plus d’argent pour se retirer du jeu. Lui aussi va être assassiné. Roberto par contre va voir le détective privé, Arrosio, apparemment un raté, mais celui-ci qui fait étalage de son homosexualité, va rapidement découvrir l’auteur des crimes. Il sera cependant assassiné dans les toilettes du métro. Mais Dalia la cousine de Nina va à son tour découvrir l’auteur des crimes, elle tente en vain de joindre Roberto qui est à une séance d’enregistrement, elle n’échappera pas au criminel. Dalia va être enterrée, mais les scientifiques qui l’ont autopsiée on prélevé l’œil pensant que la rétine a pu peut-être conservé l’image de l’assassin, ils convoquent Roberto. L’expérience ne réussit pas tout à fait, on perçoit seulement quatre mouches de velours gris. Roberto est décontenancé, mais, sur les conseils de Dio, il va attendre l’assassin chez lui pour le piéger, et à cet effet, il a acheté un revolver. Il attend, mais au bout de cette attente, c’est sa femme qui réapparait ! Il lui demande de s’en aller. Ils se disputent, et Roberto remarque alors qu’elle porte un collier au bout duquel se balance une mouche dans une enveloppe de verre. Il comprend alors que sa femme est la coupable. Elle arrive cependant à s’emparer du revolver et lui explique qu’en fait son but dans la vie ça a été de se venger de son père qui la battait, mais qui est mort, et qu’elle avait trouvé en Roberto son portrait craché et donc qu’elle l’avait épousé pour assouvir son instinct meurtrier. Elle tire plusieurs fois sur son mari, mais au moment de lui porter le coup fatal, Dio surgit de n’importe où. Elle s’enfuit en voiture et va s’encastrer dans un camion qui passait par là. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    Roberto a tué un homme et quelqu’un la photographié 

    Le musicien Roberto est une sorte de morne marionnette manipulée par les femmes, que ce soit son épouse qui se sert de lui pour assouvir sa soif de vengesse travaillée par une tendance paranoïaque, ou que ce soit la cousine Dalia qui s’en sert comme d’un objet sexuel qu’elle emprunte à Nina, également il est courtisé par Maria Pia et cela l’effraie aussi. Le contrepoint de cette méfiance envers la femme c’est évidemment Arrosio, une caricature d’homosexuel qui le drague gentiment. Il y a d’ailleurs plusieurs couples masculins, d’abord Dio et Roberto. Si le second est marié, le premier est un célibataire crasseux qui vit dans une sorte de déchéance matérielle assumée. C’est un couple, et d’ailleurs Dio viendra à son secours à la fin pour le sauver. Roberto est un homme très faible, maladroit il est incapable de faire pièce à la furia de Nina. Il porte des cheveux longs et se fait cajoler comme une fille dans son bain par Dalia ! A l’évidence Roberto et Arrosio forment un autre couple et le plus viril des deux parait être l’homosexuel assumé. Mais comme on l’a compris la femme, comme dans tout bon film noir, brise cette amitié virile naissante. Sauf qu’Argento en donne une lecture qui est explicitement que cette sorte d’amitié est bien de nature homosexuelle. On avait déjà cette obsession dans les deux premiers opus de la trilogie. Bien entendu la machination de Nina peut être considérée comme un peu trop compliquée, mais justement, cette complication est la preuve de la perversité de la femme. Cette perversité est à peine atténuée par le fait que Nina a vécu un traumatisme douloureux qui l’a conduit dans une clinique psychiatrique où elle est restée trois ans en vain pour se soigner, sans succès. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    Roberto va voir son ami Dio pour trouver une solution 

    Egalement la femme de chambre est tout à fait sournoise et complote contre Roberto pour son propre compte. Les hommes sont moins bien mauvais que ces femelles furieuses. Même Carlo Moraso qui a agi contre Roberto en montant un simulacre de meurtre, se retire de la combine dès lors qu’on passe à des meurtres. Le louche Andrea qui manifestement veut séduire toutes les femmes qui passent à sa portée, y compris Nina, n’est pas totalement mauvais, en tous les cas il ne commettra rien de répréhensible. Le facteur ou le voisin sont aussi des ennemis potentiels de Roberto, mais ils ne fomentent rien contre lui, ils se contentent de le détester. Il y a donc bien une asymétrie entre les hommes et les femmes dans la détestation universelle que subit Roberto. C’est bien la preuve que les hommes sont moins pervers que les femmes. Bien entendu, on peut toujours souligner que cette idée très générale est totalement fausse puisque les statistiques montrent que depuis la nuit des temps les hommes sont beaucoup plus criminels que les femmes. Je me suis aussi posé la question du rêve de la décapitation qui est censé se passer en Arabie saoudite. Si le thème de la castration est assez évident, je ne comprends pas très bien le rapport qu’il peut entretenir avec les diverses figures féminines qui entourent Roberto. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    La femme de chambre de Roberto est piégée dans le parc 

    Au-delà de ces relations compliquées entre la lutte des sexes et le crime, il se reflète au fond quelque chose de plus trouble, une critique de la modernité sous toutes ses formes. Roberto n’est pas un garçon brillant intellectuellement, et sa femme le lui fera remarqué, lui démontrant qu’il a été bien long à comprendre la salade dans laquelle il s’était embarqué. Et s’il n’est pas bien malin cela va avec le fait qu’il pratique une musique aux accents très rock mâtinés de pop. La musique est le reflet de la médiocrité de l’époque. Au fond les seules personnes fiables, bien qu’étranges, ce sont Dio et ses amis. Cela vivent comme un retour vers une nature mal dégrossie, mais peut-être moins fausse. De même le détective privé qui est un raté complet du point de vue des critères dominants de la société occidentale apparaît comme un homme du passé, mais certainement plus vrai puisqu’il n’a pas perdu encore son humanité. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971 

    Carlo Marosi n’est pas mort 

    Le thème du regard est de nouveau présent dans le film. il est même décisif. D’abord par la façon de récupérer une image qui se serait gravée dans la rétine d’une morte. Mais cette image récupérée tant bien que mal n’est pas vraie puisqu'en effet elle montre quatre mouches, alors qu’il n’y en a qu’une. Le fait qu’il y en ait quatre provient de la décomposition du mouvement, l’image fige une réalité qui n’existe qu’à l’état de mouvement. Argento filme d’ailleurs un œil isolé, monté sur un support, comme s’il était encore vivant et autonome par rapport au corps qui l’a porté. C’est la vieille opposition entre le cinéma et la peinture par exemple. La science apparaît alors incapable de saisir le mouvement, c’est-à-dire la poésie de la vie. Ensuite il y a cette photo qu’on voit dans le journal et qu’on lui envoie d’ailleurs et qui est censée prouver la vérité comme dans le film précédent d’Argento ou dans le Blow Up d’Antonioni. Mais ici Argento renverse le principe puisque l’image apparaît comme facile à truquer et donc sans valeur morale puisqu’elle ment. Enfin il y a une nouvelle fois le principe de la caméra subjective qui remplace le regard du tueur au moment des meurtres. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    Arrosio, le détective, raconte à Roberto ses multiples échecs 

    L’histoire est parfaitement linéaire, Argento ne s’amuse pas à jouer avec les différentes temporalités. On a souvent présenté ce film comme un mauvais rêve, c’est une vision que je ne partage pas, au contraire, tout est bien carré, passé à la moulinette de la rationalité la plus élémentaire. A peu près tout ce qui était mystérieux trouve son explication logique. Tout part du fait que le père de Nina voulait un garçon pour sauver son honneur et que malencontreusement sa femme a accouché d’une fille. Pour tromper cette réalité cruelle il obligera sa fille a se déguiser en garçon, première règle qui trouble l’ordre définit par le genre. A cette époque on n’en était pas encore à déconner à tour de bras sur les quantités indéfinies de genres, et le genre s’appelait le sexe tout simplement. C’est d’ailleurs le père tyrannique qui trouble cet ordre biologique en refusant l’ordre biologique. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    Dalia entame une liaison avec Roberto tandis que sa femme n’est pas là 

    Les qualités de la mise en scène propre à Argento sont là, avec la même fluidité dans les mouvements de caméra, une attention évidente aux couleurs. L’usage du cinémascope permet plus encore que dans les films précédents une grande diversité dans les angles de prises de vue. Le rythme est excellent et les scènes d’actions sont rapides. Je pense à la scène de la poursuite dans le métro, ou encore la lutte finale entre les deux époux. Les meurtres ne sont pas filmés directement, mais ils le sont plutôt à travers l’œil du tueur, ou de loin, c’est donc l’attente du meurtre qui est plus importante que son exécution. c'est typique dans la mort de Dalia qui se cache dans l’armoire. Le temps est ici dilaté, puis quand elle sort, croyant la voie libre, elle est assassinée, en dévalant les escaliers à l’envers. Donc on ne voit pas le sacage de son corps, on n’en voit que la conséquence dans cette chute brutale du cadavre. D’un certain point de vue on pourrait dire que la mise en scène de Dario Argento, du moins à cette époque, est bien plus hitchcockienne que celle de Mario Bava, c’est moins le meurtre qui est filmé que l’attente de son exécution qui est rapide, puis sa conséquence directe. Le meurtre proprement dit est réduit à un trait rouge qui zèbre le front de Dalia. Le meurtre de Marosi est filmé uniquement en gros plan et de dos. On ne voit rien d’autre que le cou de la victime et le lacet qui méthodiquement se resserre. Il n’y a rien d’horrifique. Argento utilise aussi les passages étroits, par exemple dans la promenade de Roberto accompagné d’Arrosio, ou la folle course de la femme de chambre piégée dans le parc et dont l’espace en se rétrécissant l’amène peu à peu à être coincée dans un étroit couloir, un goulet d’étranglement, qui la mène de la vie vers la mort. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    Dans le métro, Arrosio a perdu la trace de l’assassin 

    L’utilisation du masque ricanant lors du faux meurtre initial, provoque un effet visuel particulier, dans la mesure où on a l’impression qu’il s’agit d’un mannequin, d’une sorte de pantin, animé par ailleurs par une force extérieure. Il est situé dans un théâtre qui parait abandonné. Les lieux sont dominés par un rouge profond, mais ce mannequin qui prend des photos, présente un aspect inquiétant, non seulement parce qu’il domine la scène et manipule le malheureux Roberto, mais aussi parce qu’il est figé dans un sourire sinistre qui ressemble à la mort. En dessous, et pour son plaisir, s’agitent deux silhouettes qui semblent vouloir s’entretuer. L’acteur qui joue Carlo Marosi a également un visage, figé sans expression, et on à l’impression de loin qu’il est lui aussi un pantin. Dans ce jeu des apparences où le faux est un moment du vrai, se résume la dérision existentielle de Roberto et plus généralement de la société qui l’entoure. La vie est un théâtre d’ombres, et Argento le démontre en enchaînant avec la fête que donne le couple Roberto-Nina, recevant des « amis » tous plus vides les uns que les autres. Dans la scène du théâtre Argento alterne les prises de vue en plongée et contre-plongée, comme s’il s’agissait de représenter une bataille que Roberto ne peut que perdre, parce qu’il ne peut pas en comprendre les enjeux. Le décor volontairement baroque de cette scène renvoie à l’architecture rococo qui sera filmée dans les rues de Rome, comme un contrepoint à la vie malheureuse et contemporaine que subissent les protagonistes de cette fable. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971 

    La famille se réunit autour de Dalia 

    L’interprétation est cependant assez problématique, Michael Brandon qui est le « héros » Roberto de cette histoire est mou comme une chique, on a toujours l’impression qu’il s’est endormi entre deux scènes. Quoiqu’il se passe il affiche toujours cette figure morne et sans expression, parfois il sourit un peu devant les blagues un peu grasses de Dio, ou il fronce les sourcils quand il comprend que sa femme veut l’assassiner. Mais c’est bien tout. En utilisant cet acteur Argento veut-il nous démontrer tout le vide qui habite les musiciens qui font du rock ? Mais en vérité les acteurs qu’il voulait obtenir pour le rôle de Roberto, d’abord Tony Musante, puis  les Anglais Terence Stamp ou Tony Richardson n’étaient pas disponibles ou demandaient des changements qu’il ne voulaient pas faire. Mimsy Farmer interprète Nina, son épouse. Elle est nettement plus énergique. Si tout le long du film elle est un peu en retrait, elle a une longue scène assez forte à la fin quand elle s’explique avec Roberto. C’était une actrice américaine en vogue vers cette époque, tournant en France, en Italie, aux Etats-Unis, et puis elle abandonna le métier pour se consacrer à une carrière de sculptrice et de peintre en restant en France. Elle s’était composé un style visuel particulier qui correspondait assez bien à ce début des années soixante-dix, mais qui vieillit finalement assez vite. C’est peut-être elle la plus juste de cette distribution. Il y a ensuite Jean-Pierre Marielle dans son numéro de cabotinage habituel de vieille tante. C’est un acteur à numéro assez fatigant à suivre, mais il a tout de même quelques passages où il n’est pas trop mal. Je passe sur Bud Spencer qui est toujours dans sa posture de grosse brute, il n’a pas un rôle très important. Et puis il y a Francine Racette, une artiste canadienne, dans le rôle de Dalia. Elle montre bien son cul et ses seins, mais sourit à contretemps, ce qui est un peu gênant tout de même pour quelqu’un qui va se faire assassiner sur l’instant. Il est vrai que son rôle ressort plus de la nécessité de tirer à la ligne pour épaissir une histoire faible plutôt que de la logique même des personnages principaux. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971 

    Les scientifiques vont expérimenter la rétine de la morte 

    Ce film verra la dernière collaboration entre Argento et Ennio Morricone. Les deux hommes se sont disputés, ne s’accordant pas sur les thèmes à développer. Et il est vrai qu’en intégrant une musique qui mêle le rock et la pop, la bande son est bien moins intéressante que dans les deux précédents opus. 

    Quatre mouches de velours gris, 4 mosche di veluto grigio, Dario Argento, 1971

    Roberto a compris ce que sont les quatre mouches de velours gris 

    Il y a donc de nombreuses lacunes, même si sur le plan visuel c’est mieux que Lo gatto a nove code. Malgré cela le film sera un bon succès commercial. Pas en France bien entendu où sa sortie sera un échec total, la renommée d’Argento progressant seulement d’une manière souterraine, le réalisateur restant très largement, à cette époque, méprisé par la critique. En Italie il fera pratiquement autant d’entrées que Il gatto a nove code. Longtemps difficile à voir en Europe sur un support numérique pour des questions bizarres de droits, 4 mosche di velluto grigio est aujourd’hui disponible en France dans une belle édition Blu ray éditée par Wild Side. Il comprend de très nombreux bonus, des interviews de Dario Argento et de Luigi Cozzi son scénariste, mais aussi des interventions fort intéressante de l’incontournable Jean-Baptiste Thoret et du réalisateur Pascal Laugier qui insistent sur l’aspect expérimental du cinéma de Dario Argento. 

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