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La grande évasion, High sierra, Raoul Walsh, 1941
High Sierra est une œuvre capitale dans l’histoire du film noir. Non seulement il est tourné la même année que The maltese falcon qui est souvent considéré comme le premier film noir, mais en outre il va relancer la carrière un peu stagnante d’Humphrey Bogart, et donc il sera un des jalons indispensables à la construction du mythe de cette icône du film noir. Le film s’appuie sur un roman de William R. Burnett qui à l’époque est déjà un vétéran. Il est en effet avec Dashiell Hammett un de ceux qui dès la fin des années vingt ont donné ses lettres de noblesse au roman noir. Il a aussi travaillé abondamment pour Hollywood, on lui doit, entre autres, le scénario de Scarface, ou encore celui moins connu de Beast of the city. Il sera un peu plus tard à l’origine d’Asphalt jungle le chef-d’œuvre d’Huston[1]. Burnett, même si son œuvre est un peu inégale, est un monument, parmi les plus grands avec Chandler, Hammett, Charles Williams ou encore Jim Thompson[2]. Mais en même temps c’est un des plus anciens à avoir travaillé pour Hollywood, et de là vient le fait qu’il s’est trouvé embrigadé dans le film de gangster, puis ensuite dans le film noir. Il est donc à la jonction des deux genres qui entretiennent des relations étroites depuis les débuts du cinéma. Par-delà son originalité, il faut le voir aussi comme un passeur. En France il est assez mal connu, sans doute parce que ses œuvres ont été publiées dans un grand désordre, de façon incomplète, chez des éditeurs différents. High sierra sera porté trois fois à l’écran, Raoul Walsh lui-même en fera un remake réussi dans un cadre western, Colorado territory, en 1949 avec Joel McCrea et la belle Virginia Mayo, puis, en 1955, c’est Stuart Heisler qui tournera l’excellent I died a thousand times[3], peut-être l’adaptation la plus proche du roman. En tous les cas les trois films valent le détour, les trois versions sont bonnes, voire excellentes. Le premier donc est issu d’un scénario de John Huston et William Burnett.
Roy Earle est un gangster qui vient de se taper 8 ans de prison et qui a pu sortir grâce à la complicité d’un vieil ami qui, avant de mourir veut réaliser un dernier coup fumant. Il a rendez-vous pour cela au Mont Whitney, station touristique huppée dans la montagne. Sur le chemin il rencontre un vieil homme et sa petite fille pour qui il se prend d’amitié. Comme la jeune Velma est infirme, elle a un pied bot, il décide de lui venir en aide et de lui payer l’opération. Arrivé sur le lieu du rendez-vous, il va devoir gérer les conflits avec ses futurs complices, Red et Babe. C’est ce dernier qui pose problème, il a emmené avec lui Marie et se comporte très mal. Quand il revient de rendre visite à son vieux copain Big Mac qui est en train de mourir à Los Angeles, il se rend compte que les choses se sont dégradées en son absence. Marie s’est réfugiée chez Roy. Il remet de l’ordre. Ils vont donc réaliser le hold-up avec l’aide de Mendoza le réceptionniste. Mais le chien qui l’a pris en affection intervient brutalement et Roy descend un vigile. Dès lors il faut d’enfuir avec le butin. Mendoza, Babe et Red partent avec l’argent dans une voiture, et Roy et Marie avec le chien dans une autre. Les premiers vont avoir un accident, seul Mendoza va s’en tirer qui parlera et dénoncera Roy. Roy est blessé. Il va à Los Angeles pour tenter de vendre les bijoux car Big Mac est décédé. Mais Kranmer le flic véreux tente de s’approprier le butin, Roy doit le tuer, mais il est blessé. La blessure n’est pas très grave. Avec Marie ils tentent de sa cacher, mais le gérant du motel où ils sont descendus le reconnait lui, et son chien. Il faut fuir encore. Ils vont se séparer. Marie part pour Las Vegas en bus. Roy braque une station-service pour quelques dollars. Mais la police va le prendre en chasse. Il se réfugie dans la montagne, cerné par les forces de l’ordre, il ne veut pas se rendre et tient les policiers en respect avec son fusil. Marie apprenant par la radio que Roy est en danger, accourt pour tenter quelque chose. Mais un journaliste la reconnait et la remet à la police. Ils lui demandent d’inciter Roy à se rendre. Elle ne le veut pas, sachant qu’il finira sur la chaise électrique, mais c’est le chien qui entendant la voix de Roy va à sa rencontre, ce qui va permettre à un sniper de l’abattre dans le dos.
Roy Earle sort de prison
C’est un scénario complexe, avec beaucoup d’intensité et d’intention. Burnett y a mis le meilleur de lui-même. Il y a d’abord le portrait d’un looser. En sortant de prison, il est en réalité déjà mort. On comprend pourquoi. Avant de se rendre sur les lieux du casse, il passera devant une petite ferme où on comprend qu’il a passé son enfance et qu’il a la nostalgie de cette vie simple. Cet aspect sera repris dans Asphalt jungle, avec le personnage de Dix Hanley, un autre loser, qui voudrait bien pouvoir retrouver une vie simple et harmonieuse loin des miasmes de la grande ville[4]. Mais Roy sait que cela n’est pas possible. Il devient un errant, il doit réaliser un hold-up pour payer sa dette envers Big Mac qui, on le comprend, a corrompu la justice pour le faire sortir. Cette idée sera reprise par Jim Thompson dans The getaway, adapté à l’écran par Sam Peckinpah[5]. Il se retrouve avec une équipe assez mal montée. Cependant le pire va être sans doute qu’il va se mettre à croire à l’amour. Il a choisi pour cela une infirme – la fonction érotique des infirmes est toujours quelque chose de prometteur dans le film noir. Par exemple dans Toi le venin de Robert Hossein, d’après Frédéric Dard, une jeune femme se transforme en fausse infirme parce qu’elle sait que cela suffira à séduire le désœuvré Pierre Menda[6]. Si Roy Earle porte son choix sur Velma, l’infirme, c’est parce qu’elle est jeune et que son malheur lui fait croire à son innocence, et qu’en la faisant opérer, c’est comme s’il l’accouchait une nouvelle fois. Au début, obsédé par sa fixation sur Velma, il ne voit pas Marie. Or celle-ci l’aime sans détour et est prête à tout risquer pour lui. Il ne va le comprendre que quand lui-même sera rejeté par la légère Velma. Mais en réalité le rejet qu’il subit de la part de la jeune infirme, c’est le rejet du beau monde, de la morale si on veut. La frivole Velma ne comprend pas Roy. L’astuce de Raoul Walsh sera de la rendre ridicule en l’affublant d’un fiancé au physique cauteleux et fade. Celui-ci d’ailleurs ne voulait pas de Velma tant qu’elle était affligée de son pied bot. On voit que l’histoire va dériver vers une condamnation du romantisme qui est un aveuglement. Roy va comprendre que c’est bien Marie qui lui faut car elle s’est frottée à la vie et peut le comprendre.
Avec le réceptionniste Luis Mendoza, ils mettent un plan au point
Roy est un grand seigneur, il paie ses dettes. Il est franc. Mais s’il est fidèle en amitié, avec Big Mac, et avec le doc, il est aussi un dur, capable de tuer si la nécessité s’en présente. Ses deux acolytes, deux demi-sel le comprennent très bien et ne la ramène pas. Mais quelle que soit sa dureté, Roy est marqué par le destin. Celui-ci prend la figure d’un chien. Le boy noir de la station où ils logent, lui apprend que Pard a le mauvais œil. Et on verra en effet que ce chien attire les ennuis presque sans rien faire. On fera une parenthèse ici pour dire que la figure du domestique noir est caricaturale, ça se veut drôle, mais ça ne l’est pas. C’est la seule faiblesse du scénario, et Walsh en rajoute en faisant rouler les yeux à Algernon pour lui faire jouer le rôle du « nègre » peureux et crédule. Ça ne pourrait plus passer aujourd’hui. Mais ça ne dure pas trop longtemps, heureusement. Et puis il y a le reste, l’histoire d’amour entre Marie et Roy. C’est une des particularités du film noir de montrer que l’amour finalement n’importe pas par sa durée, mais par son intensité, et c’est pourquoi Marie reste aux côtés de Roy jusqu’à la fin sans lui poser des questions. Ils auront bien une petite dispute, mais ça passera aussi vite que c’est venu, les nécessités de la fuite les soudera. Mais il n’empêche, Roy restera un homme amer et déçu, et c’est pour cela qu’il s’en fout un peu de mourir, encore qu’il avertit la police qu’il ne se laissera pas prendre sans se battre. Au passage on notera que les flics sont un peu pourris et les journalistes ne valent pas grand-chose, il est clair que Huston et Walsh sont plutôt du côté des aventuriers et des perdants. Et en même temps, ils rendent hommage à la liberté, c’est bien ce que dit Marie à la fin du film, Roy est mort, mais il est libre, sous-entendant par là qu’il vaut mieux que toute cette meute qui l’a traqué au nom de la loi.
Marie s’est faite cognée par Babe
La réalisation de Raoul Walsh est bonne, sans plus. Il n’a pas encore saisi le style film noir. Il est donc dans l’action. Sa caméra est du reste assez peu mobile. Il est vrai que l’action se passant à la montagne, c’est bien plus le caractère de Roy et sa relation avec Marie qui en font un film noir que la forme même. Mais le rythmer est très bon. Pas beaucoup d’effets, les courses de voitures sont un peu poussives. Mais tout cela est compensé par l’analyse des relations entre les différents protagonistes, et là c’est plutôt réussi. Roy a deux scènes avec Velma qui marquent, la première c’est l’espérance sous les étoiles, Roy qui laisse son cœur s’emballer outre mesure, il semble rajeunir. Et puis il y a la déception cruelle du refus de Velma de l’épouser parce qu’elle le trouve sans doute trop vieux. Elle a besoin de s’amuser dit-elle. Raoul Walsh qui passe pour un réalisateur de films d’action réussit très bien dans les nuances de caractères. La séquence du hold-up est tout de même impeccable, avec une perspective qu’on retrouvera dans Asphalt Jungle, avec des personnages en pied et un panoramique intéressant quand Roy fait s’asseoir les deux touristes pris de panique dans les fauteuils de la réception. Il y a là une vivacité bienvenue.
Roy comprend qu’il n’a pas d’avenir avec Velma
L’interprétation est « haut de gamme ». On pourrait dire que c’est ce film qui a fait Bogart, puisqu’il précède de quelques mois The maltese falcon de John Huston. A cette époque Bogart est un acteur très connu, il a tourné dans un nombre incalculable de films de gangsters, avec James Cagney, Edward G. Robinson. Mais il restait dans un registre bien moins travaillé. Il était toujours un simple truand, le plus souvent mauvais. Là son jeu s’est transformé et a gagné en sobriété comme en nuances. On peut dire que c’est une renaissance pour lui. Bien qu’il soit cité en second au générique, c’est lui le centre du film. Il avait déjà tourné pour Raoul Walsh, en 1939, Roaring Twenties, puis l’année précédente dans le très bon They drive by night ou déjà il côtoyait Ida Lupino[7]. Celle-ci était une excellente actrice. Elle le prouve encore ici. Son jeu est tout en finesse, et même s’il est vrai que c’est bien Bogart qui a le meilleur rôle, elle se fait remarquer dans le bon sens du terme. Elle fait passer une vraie émotion quand elle doit s’embarquer pour Las Vegas et laisser Roy derrière elle, et quand elle tente de s’approcher de Roy qui est cerné par la police. Elle aussi après ce film va connaitre un renouveau dans sa carrière. Le couple est parfait et attachant, il contribue à la réussite du film. D’autres acteurs sont aussi très intéressants, à commencer par Arthur Kennedy qui incarne Red, c’est un grand acteur dont on ne dira jamais assez de bien. Son rôle est assez bref ici. Il y a également Cornell Wilde méconnaissable avec une petite moustache dans le rôle de Mendoza, il est à l’aube de sa carrière. Barton MacLane dans le rôle du flic pourri est toujours égal à lui-même, il a joué les crapules de ce genre et les policiers sadiques cent fois. On le retrouvera dans The maltese falcon toujours avec Bogart. Algernon est interprété par Willie Best que tout le monde considère comme un très grand acteur. Mais ici on n’en saura rien, il joue juste les utilités en roulant des yeux. J’allais oublier Joan Leslie dans le rôle de Velma, elle est bien mais sans plus, une autre aurait tout aussi bien fait l’affaire. Le rôle du grand père est tenu par Henry Travers, un pilier de la Warner Bros qui a joué des dizaines de rôles de ce type, tranquillement, tout en fumant sa pipe. John Eldredge joue parfaitement les fiancés antipathiques. Le plus étonnant dans cette distribution est peut-être Henry Hull qui s’est volontairement vieilli pour incarner Doc Banton. On l’a affublé d’une perruque blanche ridicule, pensant sans doute que la convention voulait que le doc soit forcément vieux et rhumatisant. Ça n’apporte rien au récit. Le chien qui joue Pard était en réalité le vrai chien d’Humphrey Bogart ! Et il joue très bien son rôle !
Les gangsters investissent l’hôtel
Le film fut un vrai succès public et critique, inaugurant la longue série de losers qui allaient se succéder sous les traits d’Humphrey Bogart ou de John Garfield. C’est justifié, le film a très bien passé les années, il y a une belle spontanéité. L’usage des décors réels, la montagne, peut peut-être déconcerter, ça donne un petit côté western. Sans doute Raoul Walsh s’en est aperçu puisqu’il aura l’idée de l’adapter en 1949 sous le titre de Colorado Territory. Cela donnera un très beau rôle pour Virginia Mayo, mais aussi un film très différent. Sans être un chef-d’œuvre du film noir, c’en est un très bon, surtout qu’il se trouve vraiment au tout début du cycle classique. Notez que le producteur de ce film est Mark Hellinger qui va prendre son indépendance par rapport à la Warner Bros et qui va jouer un rôle déterminant dans le développement du film noir, en propulsant Jules Dassin sur le tournage de The naked city et Brute force[8].
Roy a été abattu
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-la-ville-dort-the-asphalt-jungle-john-huston-1950-a114844736
[2] Gallimard vient de publier un volume dans sa collection Quarto de cinq romans, dont le fameux Asphalt jungle, sous le titre général Underworld.
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/la-peur-au-ventre-i-died-a-thousand-times-stuart-heisler-1955-a114844888
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-la-ville-dort-the-asphalt-jungle-john-huston-1950-a114844736
[5] http://alexandreclement.eklablog.com/difficile-adaptation-de-jim-thompson-le-guet-apens-the-getaway-sam-pec-a114844510
[6] http://alexandreclement.eklablog.com/toi-le-venin-robert-hossein-1959-a117526410 J’en profite pour dire que récemment ce film a été salué à San Francisco comme un excellent film noir français. L’article se désolait que ce film ne soit pas mieux connu, aves que je partage bien entendu. https://www.sfgate.com/movies/article/French-noir-series-highlights-the-forgotten-10502232.php?fbclid=IwAR1BQQhtNWilnGFGZDnjAH7rKgBFR__Qe2dj48Mn8KtaCkqpsU4tnFsQTTw
[7] http://alexandreclement.eklablog.com/une-femme-dangereuse-they-drive-by-night-raoul-walsh-1940-a114844900
[8] Jim Bishop, The Mark Hellinger story: a biography of Bradway and Hollywood, Appleton Century Crofts, 1952.
« Le diabolique docteur Mabuse, Die 1000 Augen des Dr. Mabuse, Fritz Lang, 1960Le violent, In a lonely place, Nicholas Ray, 1950 »
Tags : Raoul Walsh, Humphrey Bogart, Ida Lupino, William Burnett, Arthur Kennedy, Cornell Wilde, film noir
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