•  Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Le titre français fait penser au film d’Alfred Hitchcock, en anglais Dia M for Murder. Mais c’est juste une coïncidence due à la paresse des distributeurs français puisque le film d’Hitchcock sortira sept ans après celui de Michael Curttiz. Celui-ci, réalisateur prolifique ayant tâté à tous les genres ou presque, est pour le film noir un des réalisateurs les plus originaux. Casablanca est évidemment le plus célèbre, mais ce n’est pas son meilleur, Mildred Pierce est un chef d’œuvre et a  maintenant acquis le statut de film classique. A côté de cela il y a quelques films oubliés qui valent vraiment le détour. Après le triomphe de Mildred Pierce, il tourne deux films assez quelconques, Night and Day, une biographie insipide de Cole Porter avec Cary Grant dans le rôle du célèbre musicien, puis une comédie Life with Father dont le seul intérêt est d’y voir Elizabeth Taylor à l’âge de 14 ans ! Après avoir fondé sa propre société de production, il passe un contrat ave la Warner pour une série de dix films. The unsuspected sera le premier. Il se base sur un feuilleton publié dans The Saturday Evening Post qui va être repris par la suite en ouvrage. L’auteur en est Charlotte Armstrong. Écrivain prolifique elle a été traduite abondamment en France. Un de ses meilleurs romans, Mischief, sera adapté par Roy Backer sous le titre Don’t Bother to Knock, ce qui donnera un superbe rôle à Marilyn Monroe en 1952. Cet auteur qui à travers ses romans dénonçait la manipulation des foules par la propagande de l’HUAC – mais sans le dire directement – était très apprécié de Claude Chabrol qui l’adapta deux fois, ça donnera La rupture en 1970 et Merci pour le chocolat en 2000. Deux films très oubliables. Pour adapter cet ouvrage dont les droits avaient été acheté par Warner avant que le roman ne paraisse, Michael Curtiz a fait appel à Ranal MacDougall et à sa propre épouse, Bess Meredyth, c’est à tort que parfois le scénario est encore attribué à Charlotte Armstrong. D’ailleurs elle se fâchera avec Michael Curtiz, disant que celui-ci avait trahi son roman. Ce à quoi le réalisateur avança qu’heureusement il avait réalisé cette trahison vu que l’histoire du départ était mauvaise et sans intérêt ! Pour lui c’était un support pour des exercices de style. C’est d’ailleurs comme ça qu’il apparaîtra aux critiques les plus sérieux. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Victor Grandison est un homme de radio célèbre qui passe son temps à raconter des histoires de meurtres irrésolus. Sa secrétaire va être agressée et pendue chez lui. Le policier Donovan qui fournit des histoires de première main va conclure au suicide. Peu de temps après arrive chez Grandison Steven Howard qui prétend avoir été marié avec Matilda Frazier qui est la pupille de Grandison, mais qui a disparu lors d’un naufrage au large du Brésil. Rapidement Steven comprend qu’il n’est pas le bienvenu. Grandison le soupçonne d’être une sorte d’escroc et demande à Donovan d’enquêter sur lui. Est-il riche comme il le prétend ou vient-il pour réclamer une part d’héritage ? Mais la nièce de Grandison, Althea tente de séduire Steven quand elle apprend qu’il est très riche. Cependant celle-ci est mariée à Oliver Keane qui boit plus que de raison et qui dans le temps était amoureux de Matilda. Celle-ci fait un retour inattendu en provenance du Brésil. Steven va la rencontrer, mais elle ne semble pas se souvenir qu’ils aient été mariés. Pourtant il lui présente des témoins du mariage, dont le juge qui a fait l’office. Le retour de Matilda va plonger la maison de Grandison dans le chaos. Althea le prend très mal, son mari se saoule et tente de renouer avec Matilda. Mais Grandison lui-même est intrigué. Donovan cependant lui raconte que Steven est en réalité très riche et n’est pas un chasseur d’héritage. Grandison qui enregistre tout à l’aide d’un système sophistiqué, piège un certain Press, un criminel qu’il menace de dénoncer si celui-ci ne se plie pas à ses ordres 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    La secrétaire de Grandison voit une ombre pénétrer dans son bureau 

    Matilda semble heureuse de retrouver Grandison. Mais Steven commence à la mettre en garde contre son tuteur qu’il soupçonne d’avoir assassiné Roslyn. Finalement il va avouer à Matilda qu’il ne l’a jamais épousée, mais qu’en réalité il devait se marier avec Roslyn à son retour de la guerre. Matilda se trouve prise entre son attirance pour Steven et sa fidélité à Grandison. Steven va travailler avec Moynihan, la productrice de Grandison pour tenter de comprendre qui a téléphoné à Roslyn juste à l’heure de sa mort. Mais parallèlement, Althea avoue à Steven que personne ne croit vraiment que Roslyn se soit suicidée. Grandison a compris qu’Althea était un danger pour lui, il va donc l’assassiner d’un coup de revolver, puis il incite son mari à s’en aller. Il glisse le revolver dans la poche de son manteau, et Oliver emprunte une voiture que Grandison a sabotée. Oliver se tue sur la route, et la police qui trouve le cadavre conclut, ayant trouvé l’arme du crime dans sa poche, qu’il a tué aussi Althea sous l’emprise de la jalousie. Cependant Grandison a fouillé les affaires de Steven et a découvert dans son portefeuille une photo de Roslyn. Il décide de se débarrasser de lui, d’autant qu’il l’a surpris à fouiller ses affaires. Il appelle pour ce faire Press qui va l’assommer et l’enfermer dans un coffre. Tandis que le criminel emporte le coffre dans un pick-up, Grandison empoissonne Matilda et se sert d’une lettre qu’elle a écrite sous sa dictée pour un pseudo scénario radiophonique, pour faire croire qu’elle s’est suicidée. Mais Steven avait pris la précaution d’appeler auparavant Donovan. La police intervient, Donovan sauve Matilda, et Press est rattrapé au moment ultime. On a compris que Grandison voulait en fait s’approprier la fortune de Matilda qu’il gérait. La police va l’arrêter en plein milieu de son émission. Il finira en prison avant d’être jugé. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Roslyn Wright a été pendue à un lustre 

    Comme on le voit, l’intrigue n’est pas terrible, et les retournements de situations sont aussi nombreux qu’incongrus. Il n’y a pas vraiment de suspense, vers le milieu du film on sait que l’assassin est Grandison et en plus on sait pourquoi. Le scénario est très elliptique, par exemple on ne comprend pas comment Matilda a pu survivre au naufrage. Le rôle de Donovan qui d’un côté vend des histoires sordides de meurtre à Grandison et qui de l’autre le traque pour le mettre en taule est pour le moins ambigu. De même quand Steven s’installe chez Grandison, personne ne lui demande rien, bien qu’il le soupçonne d’intentions louches. C’est donc une intrigue cousue de fil blanc. Le scénario nous est apparu un peu paresseux, contrairement par exemple à Mildred Pierce. Si Michael Curtiz qui produisit le film l’a accepté c’est probablement qu’il pensait que la puissance des images qu’il en tirerait serait suffisamment forte pour faire oublier les lacunes de l’intrigue. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Steven Howard s’est invité chez Grandison 

    L’ensemble donne un film choral dont ma maison de Grandison serait le personnage central. Cette vaste demeure luxueuse qui parfois des allures gothiques, semble attirer comme un aimant des personnages qui se haïssent pour des raisons diverses et variées. Elle est le symbole de la malédiction et révèle la cupidité, la jalousie et l’envie. Matilda est qualifiée d’amnésique par Steven. Pourquoi, dans quel but la manipule-t-il ? Officiellement il représente l’honnêteté, mais son ambiguïté plaide contre lui. Il est d’abord un vengeur, mais en rencontrant Matilda, il va se racheter et oublier la raison pour laquelle il voulait se venger de Grandison. Il n’est pas cupide, et pour cause ! Il hérite de son père des millions de dollars ! Grandison est un capteur d’héritage, son but est de s’approprier la fortune de Matilda qu’il prétend protéger. Cynique et mauvais, il a des excuses, il a le cerveau rongé par son métier, à force de raconter des histoires de meurtres parfaits, il s’identifie à un assassin et le devient. Matilda est une dinde, naïve, elle croit que tout lui est dû, et hésite même à penser qu’elle a été mariée avec Steven. Dans les années quarante, le film noir usait beaucoup de deux éléments, le traumatisme de la guerre, et l’amnésie. Ces deux aspects existent bien ici, mais ils sont comme moqués et rabaissés. On a dit que ce film était démarqué de Laura, mais c’est totalement faux. Au mieux on pourrait dire qu’il détourne les clichés du film de Preminger. La fille disparue, le tableau qui est censé faire rêver, tout cela est poussé dans un coin comme inutile ou tendancieux, comme si les scénaristes voulaient tourner ces rituels en dérision. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Matilda ne se souvient pas d’avoir épousé Steven 

    Bien entendu il n’est pas faux d’y lire aussi une critique du mode de vie américain, car tous ces riches oisifs on en commun de n’avoir guère de morale pour tenter de s’approprier ce qu’ils convoitent, que ce soit un héritage ou une femme ou un riche mariage. Comme si ces objets allaient remplacer la vie. Ce que nous voyons, ce sont des riches près à s’entretuer. A la limite le simple Press parait plus sympathique, certes, c’est un assassin, mais il subit le chantage du bourgeois Grandison qui n’a aucun scrupule à l’exploiter, comme un patron ordinaire exploite ses ouvriers. D’ailleurs Grandison exploite tout le monde, y compris sa pupille qui travaille cette fois à sa propre perte en écrivant une lettre qui la condamne à mort. Matilda est une égarée, une jeune femme traumatisée qui ne trouve plus sa place après son retour, même si elle n’est pas amnésique, elle ne sait plus vraiment qui elle est, et c’est pourquoi elle se livre corps et âme aussi bien à Grandison qu’à Steven. C’est un peu comme si elle revenait elle aussi d’une guerre qui l’a traumatisée. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Grandison a piégé Press 

    La mise en scène très sophistiquée de Michael Curtiz ne peut pas sauver un scénario aussi désinvolte et déséquilibré. Il y a pourtant beaucoup d’astuces. Une qui a souvent été relevée est, à la douzième minute, le tueur Press qui attend dans sa chambre d’hôtel un coup de fil de Grandison. Il est allongé sur le lit, seulement éclairé par les néons intermittents de l’hôtel Peekskill – point de vue en anglais – qui donne sur un quartier sordide. Mais depuis le « point de vue » de Press, on ne voit que KILL qui s’allume de temps en temps comme une injonction de tuer. Il est possible que cette réclusion de Press ait été à l’origine de la scène d’ouverture du Samouraï de Melville. Plus remarquable est sans doute comment Michael Curtiz utilise les volumes de la maison. Si comme à son habitude il magnifie la verticalité, ici, il réalise des plans compliqués notamment dans les escaliers. Il faut dire qu’il est très bien aidé par Woody Bredell. Michael Curtiz l’avait engagé parce qu’il avait vu le résultat de son association avec Robert Siodmak sur The Killers et sur Phantom Lady. Ici Bredell se surpasse, avec des ombres qui trainent des beaux contrastes d’un noir et blanc splendide. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Matilda est heureuse de retrouver Grandison 

    La scène d’ouverture est remarquable avec la silhouette du tueur enchapeauté qui s’avance vers Roslyn qui est en train de téléphoner, outre les ombres sur les murs du tueur qu’on ne voit pas, Curtiz utilise un travelling avant très lent qui accroit la tension. Dans de nombreuses scènes le réalisateur utilise aussi la différence de taille entre Grandison qui est tout petit, et Donovan ou Steven. Ce contraste renforce la position dominante du criminel, comme s’il les ramenait à son niveau. Les plans d’ensemble qui justement prennent les acteurs en pied renforcent à la fois le pouvoir de Grandison, mais aussi celui de la maison elle-même comme une puissance maléfique. Également il utilise beaucoup les perspectives créées par des ouvertures en enfilade qui font comme de longs corridors vers de nouvelles dimensions.  

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Bien que marié à Althea, Oliver est toujours amoureux de Matilda 

    Il y a une minutie dans l’analyse du travail dans la salle d’enregistrement radiophonique où Grandison officie qui permet de balayer avec des angles inattendus aussi bien la scène que la salle de contrôle. Tournant dans un espace étroit, Michael Curtiz arrive pourtant à caser beaucoup de choses, notamment quand la police arrive pour cerner les lieux et empêcher que Grandison s’enfuit. Les scènes d’action sont bien moins réalisées, les poursuites en voitures sont mauvaises. Tout est tourné en studio, sauf quelques images empruntées à une casse. Mais ce n’est pas l’essentiel. Michael Curtiz s’attarde aussi sur les visages et donc sur les émotions, particulièrement sur Matilda dont il scrute les incertitudes et les espoirs. L’ensemble est plutôt bien rythmé, bien que ce soit un peu long. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Althea comprend que Grandison va la tuer 

    Michael Curtiz était un grand directeur d’acteurs. Il le prouve ici encore avec une distribution qui n’était pas un premier choix. A l’origine le rôle de Grandison devait être tenu par Orson Welles, mais celui-ci empêtré dans le tournage de Lady From Shangaï qui s’éternisait renonça. Cette défection bouleversa l’ensemble de la distribution. Virginia Mayo devait tenir le rôle de Matilda et Dana Andrews celui de Steven Howard. Du coup Mayo et Andrews renoncèrent et on passa à Claude Rains pour le rôle de Grandison. C’est un excellent acteur, mais le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas très glamour. Certes d’autres acteurs sont de petite taille comme James Cagney, ou Humphrey Bogart, ou plus près de notre époque Al Pacino et Dustin Hoffman. Mais sa drôle de coiffure, et la rigidité de son corps pour paraître sans doute moins petit, le cantonne dans des rôles de mauvais ou d’indifférents. Il avait par contre une excellente voix, avec un timbre très particulier, ce qui est au fond conforme à son rôle d’animateur radiophonique. Joan Caulfield incarne Matilda. Elle est très belle, et bien mise en valeur par Michael Curtiz. C’est une actrice injustement tombée dans l’oubli aujourd’hui, mais elle avait eu du succès dans des comédies musicales, notamment avec Bing Crosby. Son amoureux ambigu, Steven, est incarné par un acteur, Ted North qui ne fit que quelques films, et The Unsuspected fut son dernier, il se reconvertit dans le rôle d’agent. Il n’est pas mauvais, mais il n’éclaire pas grand-chose. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Steven part à New York pour obtenir de nouveaux renseignements 

    J’aime beaucoup les seconds rôles, très travaillés. D’abord Audrey Totter dans le rôle d’Althea. Souvent abonnée aux rôles de garces cupides qui décèdent au milieu du film, elle n’échappe pas ici à son destin ! Elle a un abattage exceptionnel. On la voit passer de l’ivrognerie à la drague éhontée sans broncher, et ses grands yeux clairs expriment exactement la peur quand Grandison va la tuer. Il y a également Fred Clark dans le rôle du flic Donovan. C’était là son premier film, engagé directement selon Eddie Muller par Michael Curtiz lui-même. Ce rôle où il brilla fit de lui une figure récurrente du film noir, flic ou gangster, peu importe sa silhouette massive occupe toujours très bien l’écran. Constance Bennett, la sœur de Joan Bennett, est aujourd’hui elle aussi bien injustement oubliée, elle avait commencé à tourner en 1916, du temps du muet, et dans les années trente elle était une des stars les mieux payées d’Hollywood. Mais dans les années quarante elle tournait déjà beaucoup moins, se consacrant à la télévision en plein développement, elle a donc ici le petit rôle de Moynihan, la productrice de Grandison. Elle cherche avec acharnement des preuves contre Grandison. Hurt Hatfield est par contre assez mauvais dans le rôle du mari jaloux d’Althea, sans doute par la faute d’un visage peu expressif. Il y a aussi Jack Lambert, évidemment dans le rôle du tueur Press. Il est toujours parfait, lui aussi avait à peu près qu’un seul talent celui d’incarner les assassins impulsifs et sans conscience. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Grandison dicte une lettre à Matilda qui remplace sa secrétaire 

    Le film dont la moitié du budget avait été avancé par Michael Curtiz lui-même, et l’autre moitié par la Warner n’était pas très cher. Il fit un peu mieux que de couvrir ses frais, sans être un immense succès. En 1947 il arriva seulement en 75ème position au box-office américain pour un peu plus de 2 millions de dollars sur le marché nord-américain. Les critiques, si elles soulignèrent les belles qualités esthétiques du film, étaient tout de même assez tièdes. Mais c’est un film qui est bien mené et se voit sans ennui. Il laisse cependant une impression de décousu, comme si on avait enfilé les morceaux de bravoure sans un vrai souci d’unité du propos. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Donovan tente de réveiller Matilda qui a été empoisonnée 

    Il est tout de même malheureux qu’un tel film ne soit plus disponible sur le marché français en version Blu ray, la qualité de la photo et la maîtrise évidente de Michael Curtiz le mériterait pourtant. Le DVD qu’on trouve encore sur le marché français est donné pour une durée de 1 h 34 alors que le film dure en réalité dans sa version originale 1 h 43 ! 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Press va tenter de se débarrasser du coffre qui contient le corps de Steven  

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Grandison rejoint la prison

     

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  •  Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Le point de départ de ce film est un des meilleurs ouvrages de James Cain, encore qu’on puisse dire qu’il n’existe pas de mauvais livres de cet auteur. Il est avec Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Jim Thompson et Charles Williams, un des maitre du roman noir. Qu’on se remémore, Double Indemnity, dont Billy Wilder tirera un film qui est toujours classé dans les trois premiers films noirs[1], The Postman Always Rings Twice, porté à l’écran plusieurs fois et presque chaque fois avec bonheur[2], et puis voici Mildred Pierce. Paru aux Etats-Unis en 1941, il ne fut traduit en français qu’en 1950, alors que le film était déjà sorti et avait eu un grand succès de partout dans le monde. C’est un gros roman qui possède l’apparence d’un mélodrame, avec cette héroïne qui tente d’échapper à son destin, mais que la malchance poursuit. Mais c’est un film noir, et c’est bien comme cela que Michael Curtiz va le comprendre. Évidemment, pour en faire un film d’une heure quarante, il va falloir resserrer l’intrigue. Le livre a été écrit en 1940 et publié en 1941, il reflète cette morosité étatsunienne qui craint l’entrée dans la guerre. Mais le film, tourné après la victoire des alliés sur les nazis, n’est guère plus optimiste, reflétant cette amertume des lendemains désenchantés de la fin de la guerre. Les raisons de cette amertume tiennent à de nombreuses raisons, d’abord parce que cette fin de la guerre n’a pas permis de recréer un monde plus sûr et plus fraternel, ensuite parce que les soldats qui en sont revenus, ne retrouvent pas leur place. Si on rapproche Mildred Pierce et The Postman Always Rings Twice, on se rend comte que James M. Cain se balade entre deux crises sociales et économiques. D’ailleurs le roman proprement dit décrit une période de la vie de Mildred Pierce qui va de 1931 à 1940. On pourrait dire que l’œuvre de James M. Cain est marqué par cette idée selon laquelle les conditions matérielles de l’existence déterminent les comportements criminels. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Le scénario du film diffère beaucoup de livre, car celui-ci est plus une étude psychologique qu’une histoire criminelle. Un meurtre a été commis qui n’existait pas dans l’ouvrage. En outre la période temps de l’intrigue a été très raccourcie. Pour autant, James M. Cain était très content de l’adaptation à laquelle il n’a pas participé, comme si ces démarquages de l’œuvre originale éclairaient mieux encore son propos. On dit que William Faulkner a participé à l’écriture, sans trop savoir ce qu’il y a apporté. Certains ont avancé qu’une partie des différences entre le livre et le roman provenait de la nécessité de contourner la redoutable censure du Code Hays[3]. Personnellement je crois que c’est faux pour deux raisons, la première tient au fait qu’à cette époque le film noir a beaucoup de succès, et donc il faut muscler l’intrigue, la seconde est qu’un meurtre est nécessaire pour introduire des rebondissements intéressants qui tiendront le spectateur en alerte. N’oubliez pas qu’à cette époque la Warner est spécialisée dans le film criminel depuis quinze ans, et qu’ils ont engagé Joan Crawford justement parce qu’elle est une des actrices les mieux armées, avec Barbara Stanwyck et Bette Davis pour travailler dans ce registre. Notez que ces deux dernières avaient refusé le rôle quand on leur avait proposé ! Joan Crawford avait besoin de relancer sa carrière à ce moment-là. La Warner croyant en son talent, et qui avait tout fait pour la détourner de la MGM, lui donna le grand Michael Curtiz qui avait déjà remporté un Oscar du meilleur réalisateur pour Casablanca. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945 

    Une femme s’enfuit dans la nuit et menace de se jeter du pont 

    Monte Beragon a été assassiné. Mildred Pierce a piégé Wally Fay dans la maison où celui-ci a été tué. Errant dans la nuit, elle a des velléités de se suicider, mais un policier l’en empêche. La police ramasse tout le monde et enquête sur ce meurtre. Bert Pierce s’est désigné lui-même comme coupable. Vient le tour de sa femme d’être interrogée. Le commissaire lui apprend que Bert Pierce ne peut pas être l’assassin. Il lui demande de raconter ce qu’elle sait. Mildred Pierce a été mariée à l’âge de 17 ans. Elle est femme au foyer, mère de deux filles. Son mari, Bert, la fait vivoter gentiment, mais il la trompe outrageusement. Ils finissent par se séparer. Se retrouvant seule, avec deux enfants en charge, elle commence par travailler dans un restaurant comme serveuse, jusqu’au moment où elle a l’idée de monter elle-même un restaurant. Pour cela elle se sert de Wally Fay, un amoureux toujours rejeté, qui va négocier pour elle l’achat d’une boutique auprès du riche oisif Monte Beragon. Celui-ci la séduit, et bientôt ils ont une relation qui va vite s’avérer compliquée. D’autant que sa fille Veda n’apprécie pas que sa mère travaille dans la restauration. Les affaires de Mildred prospèrent, elle ouvre d’autres restaurants à son enseigne, tou irait bien, mais bientôt elle s’aperçoit que Monte Berangon est fauché et qu’elle doit l’entretenir. Ce qui complique tout parce que sa fille aussi a des goûts de luxe dispendieux. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Wally tente de sortir de la maison où il a été piégé par Mildred 

    Une des deux filles de Mildred, Kay, décède d’une pneumonie. Et Mildred reporte son affection sur Veda qui a des rêves de grandeur. Elle va annoncé bientôt qu’elle s’est mariée en cachette de sa mère. Sa belle mère ne l’entendant pas de cette oreille, exige la dissolution du mariage. A cette occasion Velda réclame 10 000 $, prétendant être enceinte. Cette situation va entraîner une rupture entre la mère et la fille qui en viennent aux mains. Veda s’en va, et va se produire comme chanteuse dans un cabaret qui appartient à Wally Fay. Apprenant cela Mildred est effondrée. Cependant elle continue à s’enrichir et va racheter le manoir de Monte Berangon. Son ex-mari cependant lui ramènera Veda qui accepte de revenir vivre chez sa mère à condition qu’elle épouse Monte Berangon. Mais les choses se passent mal, et le train de vie de son mari et de Veda provoque la ruine de Mildred. Elle doit vendre et laisser la place à une association Monte-Wally. Mildred s’est aperçu que sa propre fille a une liaison avec son mari et veut se séparer de lui. Veda croit triompher quand elle apprend que sa mère va divorcer de Monte, mais celui-ci lui annonce qu’il ne l’épousera pas. Mildred prend donc le crime à sa charge, mais le policier a de bonnes raisons de croire que c’est Veda qui a tué Monte. Les policiers ont intercepté Véda qui prenait la fuite. Sortant de ce cauchemar, Mildred va retrouver à la sortie du commissariat son ex-mari Bert. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945 

    Au commissariat Mildred attend d’être interrogée 

    C’est un film très dense et très riche, donc qui se prête à des lectures multiples. Une première approche est le portrait d’une femme seule qui cherche lesz voies d’une émancipation dans un univers dominés par les hommes. On verra donc Mildred exploitée d’abord par son premier mari et qui refusera de se cantonner au statut d’une femme coincée dans les taches ménagères. Elle sera ensuite exploitée par un séducteur de supermarché, un faux riche, mais un vrai escroc qui deviendra son second mari. Tyrannisée et terrorisée par sa fille Veda, elle est la victime de l’idéologie de la famille telle qu’elle est véhiculée par l’American way of life. Même Wally Fay le prétendant qui la connaît depuis qu’elle est petite, la trahira au nom des sacro-saintes règles du marché. Volontaire et intelligente, elle croit qu’elle peut s’en tirer en épousant une autre idéologie, celle de la réussite par l’argent. Nouvelle et cruelle désillusion, accumuler du capital pour donner à sa fille tout ce qu’elle désire comme marchandises, l’amène au contraire à la ruine morale et matérielle. On assiste à l’écroulement de deux mythes fondateurs des Etats-Unis, le bonheur par l’argent et le bonheur par la famille. Ce sont d’ailleurs ces deux mythes qui transforme sa fille Veda en une sorte de monstruosité sans âme. Il est difficile d’être plus féroce dans la critique sociale. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    En conflit avec son mari qui la trompe Mildred en a assez 

    Le scénario explore le domaine très compliqué des rapports entre une mère et sa fille, rapports construits sur la haine et la jalousie. Le premier à se rendre compte de la monstruosité de Veda c’est son père, qui au tout début prévient Mildred en lui disant qu’en lui passant tous ses caprices, en faisant en sorte qu’elle ne vi ve que pour occuper des rôles incertains dans une comédie fausse et cruelle, celle-ci se retournera contre elle. Car si Veda est odieuse et ne vaut pas un clou, il est évident qu’elle est ,le produit d’une fausse éducation. Mildred s’en rend compte, et c’est ce qui explique au fond sa culpabilité. Mildred a tout échoué, son mari est parti, elle n’a jamais été vraiment amoureuse et quand elle a cru l’être, c’est par cécité. Sa plus jeune fille est morte pendant qu’elle n’était pas là, partie s’amuser avec le sinistre Monte. L’empire commercial qu’elle a construit avec son travail, presqu’avec son sang, va aussi s’effondrer comme un château de cartes. S’émanciper de son mari pour se soumettre à la férule du capital et à la tyrannie de la famille ne peut pas apparaître comme une émancipation. Avis aux féministes qui en sont aujourd’hui à revendiquer la parité dans les conseils d’administration du CAC40 ! 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945 

    Veda trouve que sa mère n’en fait pas assez pour elle 

    Le scénario est écrit avec une très grande intelligence et l’amour du moindre détail. Il est dû principalement à Ranald MacDougall qui travaillera souvent avec Michael Curtiz, au moins six fois. Devenu réalisateur, il retravaillera avec Joan Crawford. Il est aussi le réalisateur du film culte, The World, The Flesh and The Devil, tourné avec le regretté Harry Belafonte en 1959. Pratiquement le pivot du film sont les rapports entre la mère et la fille. Là il faut s’arrêter un moment. Ils sont clairement démarqués du premier film intitulé Imitation of life, gros succès de John Stahl sorti en 1934 et qui semble avoir influencé l’écriture même du roman de James Cain. Le remake flamboyant de Douglas Sirk en 1959 est également en ligne directe avec Mildred Pierce. En effet la fille de Mildred Pierce va se retrouver dans un cabaret avec une scène où elle chasse sa mère, tout comme Sarah Jane chassera la sienne dans Imitation of life. Dans les deux cas les filles ne supportent plus le statut de leur mère qu’elles jugent inférieur. Mais l’approche du film de Michael Curtiz est plus noire, parce qu’il n’y aura pas de rédemption. Quand Veda s’exhibe dans un cabaret, même si officiellement elle est chanteuse, on comprend qu’elle choisit de vivre une mauvaise vie sciemment pour punir sa mère de l’avoir chassée. Dans ce film la cupidité est dominante, tous courent après l’argent et la réussite matérielle. Mais cette cupidité est expliquée par l’idéologie sous-jacente qui indique que le bonheur est dans la consommation de biens de luxe. Autrement dit, la cupidité n’est pas un trahit de caractère particulier, mais le résultat d’un système social corrompu. Elle est une manière de combler le vide. On aura droit à une réflexion sur la consommation, que ce soit quand Veda critique la robe que sa mère lui a offerte, ou quand elle exulte lorsqu’elle lui achètera une belle automobile. A force d’exister à travers les objets, ces gens-là ne vivent plus que dans une aliénation mentale. Mais cette critique du capitalisme ne serait pas complète si elle n’opposait finalement le riche et oisif Monte Beragon à la prolétaire de basse extraction Mildred. C’est un parasite et un menteur qui exploite le travail de cette naïve amoureuse. En voulant s’identifier à un riche héritier, en voulant le rejoindre à tout prix dans la célébration du capital, elle se perd et elle perd les autres. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Mildred découvre le grand luxe auprès de Beragon 

    Mais peu importe que ce caractère soit issu de la culture ou de la nature. Mildred est une femme solitaire qui tente de se raccrocher à des ombres, le travail, la famille. Wally Fay tente de profiter de cette misère sociale pour l’épouser, mais curieusement elle le repousse, par masochisme ? Parce qu’elle voudrait vivre autre chose qui n’existe pas ? On voit donc que cette femme mûrissante est travaillée par le sentiment de l’échec, comme si elle voulait se démontrer par la pratique que tout ce qu’on entreprend, toute ambition, est voué à l’échec. Sa trajectoire est celle de la désillusion. Comme si la vie n’était que ce genre d’exercice. Dans l’ouverture du film, on la voit hésiter à se jeter dans le vide parce qu’elle n’avait plus d’illusion sur le monstre qu’était devenue sa fille. Sa vie est donc en permanence sur le fil du rasoir. Elle ne trouvera qu’en Ida un peu de réconfort et d’amitié sincère, ce qui leur permettra d’ailleurs de vitupérer les hommes en général ! Quand Bert tente de recoller les morceaux en ramenant Veda chez son ex-femme, il ne fait qu’aggraver les choses puisque le propre mari de Mildred va se jeter dans une séduction sauvage de la jeune fille qui profite ainsi de se venger de sa mère. De quoi se venge-t-elle ? Peut-être d’être née ! 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Veda avoue à sa mère qu’elle s’est mariée 

    Sur le plan technique c’est sans doute le meilleur de Michael Curtiz, bien aidé par la photo d’Ernest Haller, un vétéran qui fut un des piliers de l’âge d’or d’Hollywood. C’est très soigné et appuyé sur un budget à la hauteur, un million et demi de dollars. La structure est faite de deux flash back. Ce qui permet de ménager le suspense jusqu’au bout pour savoir qui a tué. Les contrastes du noir et blanc sont habilement utilisés, notamment dans la scène d’ouverture où nous voyons Mildred errer dans la nuit dans une sorte d’épais brouillard sous la lumière diffuse des lampadaires. Mais le rythme est excellent. Michael Curtiz sachant parfaitement alterné le montage rapide et des plans séquences plus longs, ce qui donne une respiration particulière à ce film. S’il sait parfaitement utiliser la profondeur de champ, il montre une grande originalité dans l’utilisation des plans larges et des hauteurs de plafonds dans les riches demeures qu’on visite, comme si celles-ci broyaient ceux qui se risquent à les fréquenter. Le final est bon, quand on voit Mildred retrouver au bout de la nuit son premier mari, et qu’à côté on voit aussi deux femmes de ménages astiquer le parterre. L’issue est incertaine car on voit mal ces deux là reformer un couple. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945 

    Veda a trouvé un travail dans un cabaret qui appartient à Wally 

    Bien entendu, le film n’existerait pas sans ses interprètes. En premier lieu Joan Crawford, immense actrice, domine la distribution. Pour ce rôle elle obtiendra un Oscar cent fois mérité. Elle passe facilement de la femme entreprenante et énergique au désespoir comme si par intermittence elle se rendait compte de l’impasse dans laquelle elle s’est mise. Par la suite cette actrice eut des relations des plus compliquées avec sa propre fille, comme si le rôle de Mildre Pierce avait ensuite façonné son existence. En 1981 Frank Perry adaptera à l’écran les mémoires de la fille de Joan Crawford sous le titre de Monnie Dearest avec Faye Dunaway dans le rôle de la grande star. C’est sans doute son plus grand rôle. On dit qu’au début du tournage Michael Curtiz ne voulait pas d’elle, mais elle lui démontra qu’elle était à la hauteur, et du reste ils tourneront à nouveau ensemble. Cette performance ne doit pourtant pas effacer les autres acteurs qui sont tous très bons. D’abord Ann Blyth qui fera par la suite une très belle carrière, mais qui ici se trouvait à ses débuts, elle avait à peine seize ans. dans le rôle de Veda elle fait des étincelles, à la fois naïve et rouée salope, elle use à fond de l’ambiguïté de son âge, n’étant ni une enfant, ni une femme. Elle est magistrale dans les affrontements avec sa mère. Zacharie Scott interprète le louche Monte Beragon. Il a tout de la crapule et du parasite, ce n’est pas la première fois, ni la dernière, qu’il tient ce type de rôle qui le rend haïssable. Si Bruce Bennett est bon, sans plus dans le rôle du premier mari Bert Pierce, Jack Carson est excellent dans celui du débonnaire Wally Fay, mélange de malice et de romantisme. Donnons encore le nom d’Eve Arden dans le rôle de la loyale Ida – c’est bien la seul de tous ces personnages ! 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

     

    Bert a ramené Veda à sa mère

     

    La critique fut très bonne, avec toujours la mise en avant de la performance de Joan Crawford qui relança sa carrière de belle manière. Le public suivit et se fut un très gros succès commercial, près de quatre millions de dollars sur le seul marché étatsunien. Au fil du temps c’est devenu un film classé comme un des meilleurs films noirs de tous les temps. Il est donc indispensable. Un remake inutile de ce film a été tourné par Todd Haynes sous la forme d’une mini-série. L’actrice qui reprend le rôle n’est pas en cause, c’est Kate Winslet qui est une bonne actrice. Mais en voulant être plus proche du roman, il s’en éloigne beaucoup dans l’esprit. Comme je l’ai dit au début de ce billet, James M. Cain approuvait la version de Michael Curtiz, même si elle s’éloignait du roman.

     

     

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Mildred est ruinée 

    J’en veux beaucoup à Warner qui exploite très mal son fond. En effet il n’existe pas en France de Blu ray de ce film qui pourtant le mériterait. Le Blu ray étatsunien qu’on trouve sur le marché n’est pas de mauvaise qualité, c’est Criterion, mais le film mériterait mieux selon moi. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Après son audition, Mildred est attendue par Bert 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945   



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/assurance-sur-la-mort-double-indemnity-billy-wilder-1944-a148842434

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/de-l-adaptation-de-romans-au-cinema-du-roman-noir-au-film-noir-a214094333

    [3] Leonard J. Leff & Jerold L. Simmons, The dame in the kimono : hollywood, censorship, and the production code, University Press of Kentucky, 2001

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  • Dangerously They Live, Robert Florey, 1941  

    Il y a d’abord le contexte, quand le film de Robert Florey est mis en chantier, les États-Unis ne sont pas encore entrés en guerre avec les forces de l’axe, le script a été écrit avant Pearl Harbor. Il fait partie de ce lot de films destinés à soutenir la volonté de Franklin D. Roosevelt d’entrer en guerre contre les nazis, alors qu’à cette époque, le camp isolationniste est largement majoritaire.  Warner Bros était le principal relais militant du président à Hollywood. Comme les Etats-Unis ne sont pas encore entrés dans la guerre ce sera une lutte entre des nazis et des espions britanniques qu’opportunément un jeune médecin va aider. Ce film est assez peu connu, et il n’a pas été diffusé en France, en salles à ma connaissance, probablement parce que la France était occupée par les nazis et dirigée par les pétainistes. Mais même avec la Libération, la Warner gardera ce film dans un tiroir. Robert Florey est un réalisateur français exilé aux Etats-Unis bien, avant la guerre, dans les années vingt, où il fera une jolie carrière. Il a été méprisé par Bertrand Tavernier et Jean Pierre Coursodon dans leur livre un peu boiteux, 50 ans de cinéma américain[1]. Mais enfin ce n’est pas la seule fois où ces deux sympathiques amateurs de cinéma se sont lourdement trompés. Je l’ai souligné récemment avec leur évaluation de l’œuvre de John Huston, à côté de laquelle ils sont complètement passés. Mais Robert Florey qui a théorisé dans de nombreux ouvrages sa pratique du cinéma, est bien plus important qu’on ne le pense. En 1941on est au tout début du cycle classique du film noir, et justement le prolifique réalisateur donne deux films noirs The Face Behind the Mask avec Peter Lorre, et Dangerously They Live. 1941 c’est aussi l’année de Citizen Kane d’Orson Welles et de The Maltese Falcon de John Huston. Il y a des parentés entre ces trois films, au moins dans la conduite du récit et le cadre. L’intrigue n’est pas le point fort du film, encore qu’elle en vaille bien une autre. Et c’est dans l’esthétique projetée qu’il y a beaucoup à dire. Car au cinéma ce ne sont pas forcément les films les mieux écrits, je veux dire écrits avec raffinement qui sont les plus intéressants. Cela vient de la puissance des images qui offrent une grammaire bien différente de l’écrit. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941 

    Dans l’ambulance, Jane dit ne se souvenir de rien 

    Outre le contexte politique, le film va prendre à bras le corps le thème de l’amnésie qui deviendra récurrent dans le cycle classique du film noir et même un peu au-delà. En même temps c’est un véhicule pour John Garfield qui en quelques petites années est devenu l’acteur qui a bouleversé le jeu à l’écran. À cette date il a le statut d’une grande vedette. Il a déjà tourné avec des pointures comme Michael Curtiz et Anatole Litvak. Acteur engagé politiquement très à gauche, aussi bien au théâtre qu’au cinéma, il fera un autre film anti-nazi dans le même genre, Fallen Sparrow, mais en 1943[2], c’est-à-dire quand les Américains seront pleinement entrés dans la guerre. Le scénario est de Marion Parsonnet, un obscur scénariste dont on trouve tout de même la trace dans l’écriture de Gilda de Charles Vidor en 1946 et de My Forbidden Past de Robert Stevenson en 1951. Contrairement à ce que certains ont avancé, il s’agit bien d’un homme et non d’une femme, malgré la consonance féminine de son prénom. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Le louche Goodwin téléphone depuis l’hôpital 

    Une anglaise, Jane Greystone, est enlevée en plein jour enfermée dans un faux taxi. Mais l’enlèvement tourne court quand le taxi a un accident avec un camion. L’ambulance est sur les lieux et le docteur assistant Mike Lewis prend en charge Jane qui affirme avoir perdu la mémoire et le faux chauffeur de taxi. Celui-ci s’enfuit rapidement de l’hôpital, emportant avec lui les effets de Jane. Peu de temps après un certain Goodwin arrive à l’hôpital et prétend que Jane est sa fille. Celle-ci affirme ne pas le reconnaître, mais en aparté, elle annonce à Mike qu’elle est un agent des services secrets britanniques et qu’elle est poursuivie par les nazis qui veulent savoir ce qu’elle sait. Mike la croit à moitié. Il demande à Goodwin que celui-ci lui amène des photos de lui et de Jane. Ce qu’il va s’empresser de faire. Ces photos troublent Mike qui pense que Jane délire. Mais sur ces entrefaites, le docteur Ingersoll qui a été le professeur de Mike à l’université, va intervenir et demande à ce que Jane retourne à sa maison, c’est-à-dire chez Goodwin. Pour rassurer Mike il lui propose de l’accompagner, ce que le jeune docteur accepte car il des sentiments pour la patiente. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Mike et Jane ne peuvent s’enfuir de la demeure de Goodwin 

    Mais dans cette vaste demeure, il se passe des choses assez louches, et Mike comme Jane qui fait semblant d’être amnésique pour gagner du temps, comprend qu’ils sont maintenant prisonniers. Mike cependant va arriver à s’échapper et trouver un vieux shérif pour investir la demeure de Goodwin. Mais celle-ci est vide. Mike retombe sur le docteur Ingersoll qu’il croit étranger au complot. Or celui-ci va l’amener chez un procureur de ses amis sous prétexte de prévenir le FBI, et il va en réalité le faire interner. Cependant, un gardien de l’asile va lui dire qu’il va le faire échapper pour 500 dollars. Mike accepte, mais il va tomber sur les agents des nazis qui l’enlèvent à nouveau. Leur but est cette fois de faire parler Jane en menaçant de tuer Mike. Elle va parler et donc donner les coordonnées d’un convoi militaire de livraison d’armes qu’elle avait refusé de donner sous l’effet du Penthotal. Ingersoll et sa bande préviennent alors les sous-marins nazis pour qu’ils interceptent le convoi. Les choses vont s’accélérer, c’est d’abord la femme de Steiner un complice de l’enlèvement de Jane qui a été tué, qui va se rebeller. Mike en profite pour agir et mettre toute la bande hors d’état de nuire. En vérité les coordonnées que Jane a données, permettent de regrouper les sous-marins dans une même zone, et ils vont être bombardés par la RAF. Mike et Jane pourront alors retrouver la paix et l’amour ! 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941 

    Le docteur Ingersoll torture Steiner 

    Le message est donc clair, la société américaine est infestée d’agents nazis qui minent la démocratie. En 1938, l’HUAC avait promis de lutter contre les agents nazis infiltrés, mais elle avait préféré se tourner vers les « communistes ». Elle interrompra cette chasse justement à cause de Pearl Harbor mais elle la reprendra après la mort de Roosevelt et entraînera d’ailleurs la mort prématurée de John Garfield. Les deux héros représentent deux attitudes : d’un côté il y a la vieille Angleterre tôt entrée dans la guerre contre les nazis, et de l’autre la jeune Amérique, naïve et irrésolue. Mais la prise de conscience de Mike si elle est un peu tardive, montre que l’Angleterre ne peut pas s’en sortir toute seule. Mieux encore, quand Mike prend les revolvers pour coincer toute la bande, c’est un passage de relais pour que l’Amérique prenne enfin la direction des opérations. Dans cette présentation d’une Amérique infiltrée par les nazis – plus tard ce sera par les rouges – le personnage central est le docteur Ingersoll. Voilà un notable, respecté, instruit, qui a cédé à son fanatisme, et sa position sociale est sa couverture. Il est vrai qu’à cette époque on avait débusqué de nombreux réseaux allemands qui nichaient dans les associations d’Américains d’origine germanique. Ils étaient le fer de lance de la, propagande isolationniste. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Jane ne peut pas sortir de sa chambre 

    Dans la gestion à l’écran du couple Jane-Mike, c’est à l’éveil d’une conscience de l’Amérique et du rôle qu’elle doit jouer auquel on assiste. En quelque sorte Mike retrouve sa virilité en prenant les choses en mains, et en abandonnant sa posture naïve. Les nazis sont moins bien représentés. Certes, ils sont très rusés, ils ont beaucoup de moyens, mais ils restent assez flous quant à leurs intentions dans la conscience du spectateur. Cependant dans les dernières scènes nous allons voir que les nazis se cachent sous les eaux, ils sont donc sournois, contrairement aux anglais qui attaqueront par les airs en toute transparence ! On les voit également prendre du plaisir à torturer leurs prisonniers. Dawson est l’allemande du réseau, forte, revêche, elle respire la mauvaise foi bornée et cruelle, obéissant sans sourciller aux ordres les plus stupides. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Mike est menacé par Jarvis et doit regagner sa chambre 

    Cependant, on se tromperait lourdement en réduisant ce film à un simple exercice de propagande. Il brasse de nombreux thèmes du film noir, à commencer par l’amnésie. Thème qui sera repris ad libitum dans les débuts du cycle classique du film noir, souvent associé d’ailleurs à la fin de la guerre. Mais ici ce n’est pas le cas. Jane en effet mime l’amnésie, laissant Ingersoll et Goodwin dans l’expectative. Simule-t-elle ? Est-elle vraiment amnésique. On peut regretter cependant que cette idée soit éventée presqu’aussitôt qu’elle est avancée. En réalité, cette amnésie doit être reliée ensuite avec le passage de Mike dans la cellule de l’asile d’aliéné, comme s’il s’agissait de discuter de ce qui est la folie et ce qui ne l’est pas. Avant de se faire enfermer, Mike justement perd ses nerfs, et pour le procureur il a tout d’un dément. Cette scène est particulièrement juste, bien jouée par John Garfield car elle nous amène à nous mettre à la place du procureur qui doit choisir entre le calme et raisonnable Ingersoll et l’excité médecin. Avec dans l’idée que tous ceux qui vont s’intéresser à la folie ou à l’amnésie sont un peu dérangés. Cette approche sera reprise dans Behind Looked Doors en 1948[3], puis par Samuel Fuller avec Shock Corridor en 1963[4]. Il est aussi très probable qu’Hitchcock se soit inspiré de ce film de Robert Florey pour Spellbound en 1945. Ces références montrent que ce film ne doit pas être sous-estimé. En un sens il ouvre des voies nouvelles. Les couloirs de l’asile qui ressemblent à une prison évoquent un enfermement mental. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Le docteur Ingersoll a fait enfermer Mike dans un asile 

    La réalisation est excellente, appuyée par la belle photo de L. William O'Connell. On retrouve ces fameux plans inclinés, mais aussi beaucoup de tics de ce qui sera la grammaire du cycle classique du film noir. Par exemple cette manière de fixer les points lumineux au-dessus des têtes, une façon de filmer les escaliers ou les sombres couloirs. Robert Florey utilise aussi très bien les hauteurs de plafonds qui réduisent forcément l’importance des personnages, ou plutôt qui les désignent comme des sortes de marionnettes dans un théâtre lugubre où elles s’agitent sans trop comprendre ce qui leur arrive. Florey est moins à l’aise dans les scènes d’action qui manquent le plus souvent de fluidité. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941 

    Contre 500 dollars le gardien accepte que Mike s’enfuie 

    L’interprétation c’est d’abord John Garfield dans le rôle de Mike Lewis, au sommet de son art, jouant habilement de sa petite taille face par exemple au massif Moroni Olsen. Il est très dynamique, jouant avec les expressions de son visage pour nous faire comprendre ses sentiments. Derrière nous avons Nancy Coleman dans le rôle de Jane. Elle n’est pas mauvaise, mais elle manque manifestement de charisme, doté d’un physique difficile, sa carrière fut d’ailleurs assez étroite. Derrière on trouve le très bon Raymond Massey dans le rôle du cauteleux docteur Ingersoll. Puis il y a l’excellent Moroni Olsen, impressionnant dans ce rôle de fourbe qui veut se faire passer pour un bon papa-gâteau. Esther Dale est la sinistre Dawson, sa présence suffit pour fa ire peur aux enfants. Mais tous les rôles secondaires sont très bons.

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Jane accepte de parler pour sauver la vie de Mike 

    Le film eut tout de même une bonne audience sur le marché intérieur américain. Les critiques ne furent pas mauvaises, mais par la suite on l’oublia comme un petit film B de rien du tout. Cela vient sans doute du fait que l’intrigue était assez superficielle, et les rebondissements assez peu vraisemblables. Mais on ne cherche pas une vérité documentaire brute, et le film vaut toujours le détour, d’abord parce qu’il est agréable à regarder, assez vif et entraînant, mais ensuite à cause du conteste et de ses intentions sous-jacentes. Malheureusement il n’existe pas de copie numérique de ce film sur le marché français. C’est dû à la politique restrictive de la Warner qui ne promotionne, si je puis dire, que ceux qui est rentable sur des grandes quantités. Même aux Etats-Unis on ne trouve pas de Blu ray, à peine un DVD sans sous-titres. 

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Mike a repris le contrôle

    Dangerously They Live, Robert Florey, 1941

    Sur le tournage avec John Garfield et Robert Florey 



    [1] Nathan, 1991

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/nid-d-espions-the-fallen-sparrow-richard-wallace-1943-a211434594

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/l-antre-de-la-folie-behind-locked-doors-oscar-boetticher-1948-a130421932

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/l-antre-de-la-folie-behind-locked-doors-oscar-boetticher-1948-a130421932

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  • De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir 

    Henry Krauss incarne Jean Valjean dans la version muette d’Albert Cappellani en 1913 

    Le cinéma de fiction est une industrie qui se nourrit d’autres formes artistiques, et cela depuis qu’il a commencé à exister. Adapter un roman à l’écran, c’est lui donner une vie nouvelle tout en lui donnant une interprétation singulière. Prenons l’exemple des Misérables qui est le roman qui a été le plus souvent porté à l’écran, près de quarante fois : la première date de 1906 et est due à la réalisatrice française Alice Guy, la dernière recensée est celle de Tim Hopper en 2012. Il y en a dans toutes les langues, du japonais au turc en passant par l’anglais, l’italien, l’espagnol et le russe. L’adaptation peut se faire en noir et blanc ou en couleur, sur un écran 4 :9 ou sur un écran large, en studio ou dans des décors naturels. Chaque fois la sensibilité change. Claude Lelouch modernisera l’intrigue en la situant dans la première moitié du XXème siècle, d’autres en feront une comédie musicale. Tout cela rompt avec notre imaginaire de lecteur. Le choix des acteurs n’est pas neutre. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Harry Baur est Jean Valjean dans la version de Raymond Bernard 

    De grands acteurs ont joué Jean Valjean, en France Harry Baur ou Jean Gabin. Si on s’en tient à la description physique que Victor Hugo donne du bagnard évadé, c’est pourtant Lino Ventura dans la version de Robert Hossein qui en est le plus proche. A travers le perfectionnement des techniques cinématographiques, les adaptations tendent souvent à devenir plus « réalistes ». On tourne plus souvent en décors naturels, et le fait qu’on passe du muet avec Henry Krauss au parlant avec Lino Ventura va permettre de mieux faire ressortir le caractère mutique de Jean Valjean, mais aussi éviter les outrances dans le jeu des acteurs. Tout cela explique pourquoi les chefs-d’œuvre de la littérature sont continuellement ré-exploités. Derrière Les misérables, ce sont encore deux chefs-d’œuvre de la littérature française qui tiennent le record des adaptations, Les trois mousquetaires, dont on vient de ressortir une nouvelle version très controversée, et Le comte de Monte Cristo. Les premières adaptations muettes de ces deux romans remontent aussi à 1909 et 1908. Comme on le comprend il s’agit à chaque fois de faire un succès commercial, mais aussi de se servir des nouvelles techniques de production cinématographiques pour diffuser une œuvre. Mais on peut en faire des variations à l’infini. En 1922, Max Linder donna sa version du roman d’Alexandre Dumas sous le titre parodique de L’étroit mousquetaire. Le Comte de Monte Cristo a fait, comme Les misérables l’objet d’une adaptation modernisée, celle d’André Hunebelle en 1968. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Lino Ventura dans la version de Robert Hossein 

    Parmi les autres romans adaptés de nombreuses fois à l’écran, il y a le chef-d’œuvre de Dostoïevski, Crime et châtiment. Cela nous rapproche du film noir, et en quelque sorte l’annonce. Josef Von Sternberg ou encore Pierre Chenal, sans compter les Russes bien sûr, s’y colleront. Mais c’est George Lampin, en 1956, qui en donnera une version moderne pour en faire un vrai film noir. Ce film un peu négligé comportait une distribution prestigieuse, Robert Hossein, Marina Vlady, Jean Gabin, Bernard Blier, mais surtout en dépaysant l’histoire dans le Paris des années cinquante en gommait volontairement le côté misérabiliste et accédait à l’universel. S’il y a un roman important pour le film noir, c’est bien celui-là, il a influencé des auteurs comme Simenon ou Frédéric Dard qui vont donner beaucoup de textes qui seront adaptés à l’écran. Le roman de Dostoïevski a également frappé des auteurs américains comme Faulkner dont l’ouvrage Sanctuaire sera non seulement adapté au cinéma par Tony Richardson, mais qui sera plagié outrageusement par James Hadley Chase et ce sera Pas d’orchidée pour miss Blandish qui sera adapté à l’écran par Robert Aldrich, mais aussi par Frédéric Dard pour le théâtre. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Robert Aldrich, The Grissom Gang, 1971 

    Tous les spécialistes s’accordent pour dire que le film noir plonge ses origines dans le roman noir. Autrement dit que c’est bien un renouveau littéraire vers une forme populaire, directement accessible aux masses qui va attirer le cinéma et le rénover dans le fond comme dans la forme. Parmi ces auteurs on peut citer Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James M. Cain, William Burnett ou encore Don Tracy et William P. McGivern. Dashiell Hammett sera rapidement traduit dans le monde entier, mais aussi adapté à l’écran, avant même que le terme de film noir ne devienne un terme courant. La première raison est que la simplicité apparente du style donne des images qu’il semble facile d’adapter à l’écran. La seconde est que ces ouvrages parlent d’un quotidien dans lequel les populations urbaines se reconnaissent ou reconnaissent leur univers mental comme leur univers matériel. Mais une fois qu’on a reconnu dans un livre un très bon sujet, les difficultés vont commencer. La première est sans doute que chaque lecteur construit en lisant le livre de référence des images, et que celles-ci correspondent difficilement avec celles que produit le cinéma. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Roy Del Ruth, The maltese falcon, 1931 

    On compte quatre adaptations du Faucon maltais de Dashiell Hammett. La première celle de Roy Del Ruth date de 1931, soit deux ans après la parution de l’ouvrage et la seconde de 1941. L’histoire est la même ou à peu près.  Mais la première est moins bien éclairée, la caméra est moins mobile et surtout les acteurs sont plus raides. Sam Spade est incarné par Ricardo Cortez, dont le vrai nom était Jakob Krantz, un acteur assez célèbre en son temps qui abrègera sa carrière pour faire fortune en bourse. Il joue plutôt sur son côté séducteur, œil de velours, mais main ferme. Dans la seconde adaptation, qu’on considère comme le premier film du cycle classique du film noir, John Huston est à la réalisation, la caméra est très mobile, les angles de prises de vue sont assez inattendus et novateur. La manière d’aérer l’histoire la rend aussi moins théâtrale. Et puis il y a Humphrey Bogart qui, dans la lignée de John Garfield, était en train d’imposer son jeu désabusé et relâché. Mais que ce soit Ricardo Cortez ou Humphrey Bogart, aucun des deux ne ressemble au Sam Spade de Dashiell Hammett que celui-ci décrit, à son image d’ailleurs, comme grand et maigre. Entre les deux versions il y a également un changement d’époque, en dix ans les Etats-Unis se sont modernisés, et devenant plus prospères le rapport des personnages aux objets, les automobiles, les cigarettes et les habits ne sont plus les mêmes.   

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir 

    John Huston, The maltese falcon, 1941 

    Cependant la mémoire collective a retenu surtout Humphrey Bogart qui est devenu l’incarnation même de Sam Spade. La raison principale est le dynamisme de la mise en scène de John Huston. En vérité entre ces deux versions une autre adaptation avait été tournée en 1936, mais sous le titre de Satan Met the Devil. Le héros ne s’appelait pas Sam Spade, mais Ted Shayne, le film était dirigé par William Dieterle, et Bette Davis interprétait la femme fourbe. Ce film est tombé aux oubliettes. Mais en réalité sur le plan technique c’était un peu l’intermédiaire entre celui de Del Ruth et celui de John Huston. Cependant avoir voulu en faire une adaptation légère était sûrement une mauvaise idée, car si l’œuvre de Dashiell Hammett se voulait cynique et amorale, elle se contentait d’une ironie éloignée de la parodie et du vaudeville. La seule satisfaction, c’est que l’interprète de Ted Shayne était Warren William dont le physique correspondait un peu mieux à l’idéal de Dashiell Hammett. Ceci dit Dashiell Hammett n’aimait pas le cinéma, Hollywood et surtout ce qu’on avait fait de ses œuvres, même si cela lui procurât des revenus importants. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Frank Tuttle, The glass key, 1935 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Stuart Heisler, The glass key, 1942

    On a le même phénomène avec The Glass Key, un autre roman de Dashiell Hammett qui sera adapté plusieurs fois, dont l’une, sans le dire, donnera un des meilleurs films des frères Coen, Miller’s Crossing. Les deux premières versions datent respectivement de 1935 et de 1942. La première est signée Frank Tuttle, et la seconde Stuart Heisler. La différence entre les deux versions réside dans la fluidité de la mise en scène. Ed Beaumont est interprété successivement par George Raft et Alan Ladd. Le premier apparait très raide, le second plus décontracté, plus blasé. Mais la différence de traitement cinématographique va être évidente sur le plan de la violence quand Ed Beaumont se fait tabasser par Jeff. Dans la seconde version, la caméra chorégraphie les gestes des acteurs, faisant ainsi mieux ressortir le masochisme d’Ed Beaumont, la violence est plus explicite et plus réaliste aussi. C’est comme si la caméra était moins lourde, qu’elle pouvait se déplacer plus rapidement. On peut dire que c’est le résultat du progrès technique. De même les éclairages sont plus précis et s’adaptent à des images plus contrastées et plus stylisées. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Edward Dmytryk, Murder my Sweet, 1944 

    Raymond Chandler n’aimait pas les adaptations de ses livres au cinéma. Comme Hammett il disait pis que pendre sur la manière de travailler d’Hollywood qui l’avait embauché sur des scénarios plus ou moins intéressants, bien payé mais tenu en laisse. Il reprochait d’abord le choix des interprètes qui devaient incarner Marlowe, y compris Humphrey Bogart, pourtant un acteur de premier plan, mais trop petit et pas assez lisse. Passons sur le fade George Montgomery qui sera Marlowe dans The Brasher Doublon en 1947. La même année Robert Montgomery se mettait en scène dans le rôle de Marlowe, sans qu’on le voie vraiment : c’était pour Lady in the Lake. Il n’était pas vraiment à l’écran, il n’apparaissait que d’une manière lointaine à travers  un jeu de miroirs, l’idée était de revenir à la subjectivité de la 1ère personne du singulier qui était le mode d’écriture de Raymond Chandler. C’était un procédé innovant qui mettait les personnages dans une sorte d’abîme, de profondeur qui désignait ainsi le flou dans lequel se débattait le détective. En même temps le réalisateur esquivait un peu le débat en faisant oublier la question de l’adéquation du personnage avec l’acteur ! 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Robert Montgomery, Lady in the Lake, 1947 

    Raymond Chandler aurait rêvé de voir Cary Grant dans le rôle, il admirait l’élégance et l’ironie. Pour les films qui ont été réalisés, il trouvait que l’acteur le plus proche de son détective restait Dick Powell dans Murder my Sweet, le film de Dmytryk. Cependant ses lecteurs ne pensaient pas comme lui, massivement ils plébiscitaient Robert Mitchum. Le cinéma en vint finalement à cette idée, mais à ce moment-là Mitchum était devenu trop vieux et les deux films où il incarnât Marlowe se révélèrent décevants, l’un, celui de Dick Richard en 1975, Farewell my lovely, était trop marqué d’une forme de revival difficilement adapté à son budget, et le second, The BIg Sleep, réalisé en 1978 par Michael Winner choquait par sa transposition dans une Angleterre contemporaine. Je suppose qu’il aurait été tout autant hostile à la vision moderniste de Robert Altman en 1973 dans The Long Goodbye qui enlevait toute forme de dignité au personnage, loin de l’image de chevalier moderne que Chandler voulait donner à son héros. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Dick Richards, Farewell My Lovely, 1975 

    Parmi les problèmes que rencontre l’adaptation d’un roman au cinéma, il y en a au moins deux qui tiennent à la temporalité. La première et la plus banale est quand on prétend moderniser une œuvre. Le fiasco de Robert Altman avec The Long Goodbye tient d’abord au fait qu’il adapte un roman écrit au début des années cinquante, à une époque où les progrès du capitalisme américain sont spectaculaires, avec tout ce qui s’ensuit d’un détective qui ne s’adapte pas au monde moderne dominé par l’argent. Or en situant cette histoire en 1973 le contexte est largement différent, les Etats-Unis sont embourbés au Vietnam, la contestation sociale bat son plein, l’Empire est sur le déclin et glisse de défaite en défaite. Marlowe est alors ramené au même rang que les hippies qu’il côtoie et dont la contestation n’a guère de sens. L’autre problème de temporalité est évidemment la densité de l’histoire, un romancier peut facilement passer de 300 à 400 pages et approfondir la psychologie des personnages, les ambiance et les décors. Pour un réalisateur, il est compliqué de rallonger l’histoire. D’abord parce que cela coûte cher en jours de tournage. Ensuite parce que le rythme de l’histoire est différent à l’écrit et au cinéma. Par exemple pour accélérer le suspense, le cinéma a souvent l’usage d’un montage rapide, en multipliant les angles de prises de vue. A l’inverse, le suspense dans un roman est plutôt le résultat d’une certaine lenteur d’écriture. Il est vrai que d’une certaine manière ce problème est contourné aujourd’hui par la mise en œuvre des séries qui peuvent faire jusqu’à douze épisodes par saison, et sept ou huit saisons. On remarque que les œuvres de fiction cinématographiques ou télévisées sont de plus en plus longues. Dans les années quarante un film tournait autour d’une heure et demi, et encore pour les films de Série A, pour les Séries B, c’était aux alentours d’une heure. Dans les années soixante un film de plus de deux heures, par exemple Ben Hur, Il était une fois dans l’Ouest ou bien La Horde sauvage comprenait un entracte. Aujourd’hui il est monnaie courante qu’un film fasse deux heures et demi, sans entracte. Il y a des raisons économiques, la pellicule coûte moins cher, et il faut garder le spectateur captif pour éviter qu’il aille se vendre à la concurrence ! Il est vrai qu’on ne programme plus des compléments au grand film, il n’y a plus d’actualités, plus de courts métrages. Mais c’est aussi une volonté de précision, de donner plus de détail d’éviter les ellipses.     

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Ossessione, Luchino Visconti, 1943 

    Parmi les romans noirs qui ont été portés à l’écran plusieurs fois il y a celui de James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois. On en compte quatre qui sont connues et bien diffusées et trois autres qui sont à la marge des circuits de distribution, l’une est hongroise, l’autre malaisienne et la troisième allemande. Ce roman noir typique de l’Amérique en crise dans les années trente, n’a pourtant pas été porté à l’écran d’abord par Hollywood qui en avait acheté les droits. Le livre sorti en 1934 avait été un grand succès de librairie et la MGM en avait directement envisagé le tournage. Mais la censure veillait et l’empêchait. La première version est celle du français Pierre Chenal en 1939 avec Michel Simon, Corinne Luchaire et Fernand Gravey, Le dernier tournant. Elle est transposée dans le sud de la France et elle a l’allure d’un film français. Pierre Chenal a fait de belles contributions au film noir, en France comme en Argentine où il s’était exilé, je pense Section des disparus, d’après un roman de David Goodis, tourné en Argentine en 1956, ou à Rafles sur la Ville tourné en France en 1958 d’après un roman d’Auguste Le Breton. La seconde est celle de Luchino Visconti, Les amants diaboliques, tournée en 1943 c’est la même histoire mais Visconti en fait un film noir italien, typiquement italien, sans mentionner d’ailleurs le nom de James M. Cain ! Visconti se débrouille en même temps pour en faire une sorte de manifeste du néo-réalisme italien. Ces deux versions sont superbes. La troisième est américaine, enfin ! Tourné après la guerre en 1946 par Tay Garnett avec le couple John Garfield Lana Turner, elle est aussi excellente, bien qu’on y ait gommé beaucoup d’érotisme, à cause toujours de cette maladie américaine de censurer tout et n’importe quoi. Curieusement cette version qui joue avec la censure est beaucoup plus sulfureuse que les autres, car le crime est directement associé au sexe. 

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    Tay Garnett, The Postman Always Rings Twice, 1946 

    La quatrième version est due à Bob Rafelson en 1982, avec Jack Nicholson et Jessica Lange. C’est la plus mauvaise des quatre, la plus lourdingue. D’abord parce que c’est du revival. Mais aussi parce que le scénario se veut plus proche du livre, exhibant des scènes de sexe qui se veulent érotiques mais qui arrivent exactement à l’effet inverse. Là il faut s’arrêter cinq minutes et comprendre que justement le cinéma ce n’est pas de la littérature et l’histoire existe aussi bien avec les images qu’on montre qu’avec celles qu’on ne montre pas et qui suggère au spectateur quelque chose. Bien sûr si on s’en tient au pied de la lettre, la version de Rafelson est plus respectueuse du texte, mais à mon sens elle s’en éloigne de l’esprit. En fait l’apparition de Lana Turner face à John Garfield dans son petit short blanc, avec un éclairage diaphane, est plus expressive que Jack Nicholson prenant Jessica lange sur la table recouverte de farine ou lui faisant minette, on se croirait dans un film porno photographié par David Hamilton ! Ce n’est plus le désir de Frank Chambers qui est filmé, mais les cuisses de Jessica Lange. 

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    Bob Rafelson, The Postman Always Rings Twice, 1981 

    Les adaptations du livre de James M. Cain montrent que le monde entier s’est emparé du film noir et du roman noir. Les réalisateurs français ont beaucoup lu et adapté des romans considérés comme des chefs-d’œuvre du genre. Derrière les adaptations des livres publiés en Série noire, il y avait aussi l’activisme des agents de Gallimard qui plaçaient des ouvrages sur le marché des adaptations, ce qui amenait pas mal de monnaie, mais très souvent les scénarios tirés de chefs-d’œuvre du noir paraissaient sans rapport avec le roman. Godard qui lisait beaucoup de Série noire, a adapté Dolores Hitchens, Pigeon vole, ça a donné Bande à part. Le démon de onze heures de Lionel White a servi d’inspiration pour Pierrot le fou, et bien sûr Alphaville est quelque part un hommage au héros créé par Peter Cheney, Lemmy Caution. Ça a donné du Godard et pas du tout des films noirs. Le seul Godard qui se rapproche du film noir, c’est À bout de souffle, sur une idée de François Truffaut. Ce dernier aimait les grands auteurs du roman noir, David Goodis pour Tirez sur le pianiste en 1960, William Irish pour La mariée était en noir en 1968 et La sirène du Mississipi en 1969, ou encore Charles Williams pour Vivement dimanche en 1983. Il s’est heurté de front à la nécessité de transposer cet univers du noir des années 40 dans la France des années soixante et quatre-vingt. Le résultat est plutôt médiocre, principalement Vivement dimanche qui est très loin de l’univers de Charles Williams et qui ne dût son succès qu’au décès de son réalisateur. 

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    Série noire, Alain Corneau, 1979 

    Jim Thompson était aussi un écrivain très apprécié des réalisateurs français et c’est justifié. Mais son univers est typiquement américain, et même plus encore « américain du sud ». En 1979 Alain Corneau transpose Des cliques et des cloaques, un roman paru aux Etats-Unis en 1954, dans la banlieue de Paris. La température n’est pas la même, et on ne comprend pas que la fièvre s’empare de Frank Poupard. En outre l’hystérie du personnage principal est sans rapport avec l’univers de Jim Thompson qui traque plutôt les tendances paranoïaques des Américains. On peut peut-être apprécier ce film en tant que film d’Alain Corneau, mais plus difficilement comme une adaptation de Jim Thompson. En 1981 Bertrand Tavernier s’est attaqué à 1275 âmes. L’action est censée se passer dans le Sud profond aux alentours de 1910. Le réalisateur va transposer l’intrigue dans l’Afrique coloniale à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. L’atmosphère n’est pas la même, et surtout le racisme des colonisateurs n’a rien à voir avec celui des blancs du sud des Etats-Unis qui méprisent les descendants des esclaves qui ont été forcés d’aller dans ce pays. Là encore on peut apprécier ce film en tant que création de Bertrand Tavernier, mais en tant qu’illustration de l’univers de Jim Thompson, c’est raté. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Coup de Torchon, Bertrand Tavernier, 1981 

    Terminons ce rapide tour des rapports naturellement compliqués qu’entretiennent le film et le roman, en présentant quelques avancées techniques si on peut dire sur le plan de la conduite du récit. Les grands auteurs du roman noir ont beaucoup misé sur la subjectivité, autrement dit sur la domination du point de vue de celui qui raconte l’histoire. Cette subjectivité est aussi une incertitude : le narrateur dit-il vrai, ne se laisse-t-il pas abusé par une réalité mouvante ? Le cinéma va en rendre compte de plusieurs façons. D’abord avec la voix off qui, en même temps qu’elle résume une partie de l’intrigue et avance des explications, permet de dévoiler la psychologie du narrateur, c’est l’équivalent du récit à la première personne. Le film noir use aussi énormément du flash back, rompant la linéarité du récit, il introduit la réflexion. La bande son apparaît alors comme un commentaire de l’image, et ce contrepoint indique que ce que disent les images n’est pas forcément la vérité. Ce décalage entre de qui est dit et ce qui est montré est forcément la porte ouverte à la critique du récit : celui-ci est forcément un mensonge, ou une vérité partielle. 

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    The Killers, Robert Siodmak, 1946 

    La nouvelle The killers d’Ernest Hemingway a été adaptée plusieurs fois, notamment en Russie par Andreï Tarkovski en 1956, elle est très fidèle. On connaît aussi celle de Don Siegel, A bout portant en 1964. En tout il y a une quinzaine d’adaptations, dont une en albanais. La première est de Robert Siodmak, en 1946 est une recréation, avec le couple charismatique Ava Gardner-Burt Lancaster. C’est une recréation, il imagine  ce qui s’est passé avant et qui ne se trouve pas dans la nouvelle. Construit à partir de flash-backs emboîtés, il va se diriger vers la mise en images d’un cauchemar. S’éloignant complètement de l’écriture froide et directe d’Hemingway, il utilise des effets qui ne sont propres qu’au cinéma : les contrastes du noir et blanc, le brouillard diaphane qui enveloppe le récit. Tout ce qui va donner de la poésie à l’ensemble est convoqué, au point de devenir une sorte de grammaire pour le cinéma à venir. Ces possibilités nouvelles orientent le film noir vers une stylisation qui déborde la simple mise en image et qui surprend même ceux qui connaissent l’histoire. Bien entendu un romancier peut sortir de la simple narration et créer des images mentales cauchemardesques, c’était le cas de David Goodis ou de William Irish par exemple, mais ce ne sont pas les mêmes. Le cinéma leur donne une vérité non-documentaire, par exemple à partir des formes géométriques qu’on voit à l’écran. Dans le film que Maxwell Shane tirera en 1956 de la nouvelle Cauchemar de William Irish, il utilise des jeux de miroirs, un peu comme dans The Lady From Shangaï, qui, en décomposant l’image donne une matérialité au cauchemar, cette fragmentation renvoyant à une réalité incertaine difficile à connaître vraiment. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Nightmare, Maxwell Shame, 1956 

    Ce rapide tour des problèmes liés au passage du roman au film, est à peine une esquisse, j’ai laissé de côté la plupart des aspects de l’économie de l’adaptation. Par exemple il y a l’idée qu’un succès littéraire peut faire un succès au cinéma, ce qui n’est pas toujours évident quand on voit les deux échecs coup sur coup des adaptations de Simenon, le Maigret de Patrice Leconte et Les volets verts de Jean Becker, ou encore qu’en achetant les droits d’un roman on payera moins cher le scénariste, surtout si c’est l’auteur du roman lui-même qui s’y met !

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  •  Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Voilà un film méconnu et mal aimé de John Huston. C’est pourtant un film qui lui tenait à cœur au point de monter une société de production avec Sam Spiegel, pour le réaliser. Il baptisera son éphémère société Horizon. Il devait être co-produit par la MGM, mais pressé de le tourner, il fut coproduit et distribué par la Columbia. La vérité est que ce film a été démoli par la critique comme étant un film marxiste et anti-américain. A cette époque l’HUAC ne rigolait pas avec tous ceux qui déviaient un peu de la ligne anti-rouge. Rouge tout le monde pouvait l’être à cette époque, dès lors qu’on critiquait les Etats-Unis d’un point de vue social, John Garfield en mourra. Or bien évidemment, John Huston qui faisait partie clairement de la gauche hollywoodienne, critiquait férocement la politique étrangère de son pays. C’est un de ses films les plus explicitement politique, généralement il n’était pas militant, et on percevait ce qu’il voulait dire, sans qu’il le dise expressément. Bien que le film traite des années trente, le rapport qu’on peut faire avec la révolution qui amena Castro au pouvoir semble assez évident. Le scénario est basé sur un ouvrage de Robert Sylvester, journaliste au New York Mirror, quotidien qui tirait à l’époque à 800 000 exemplaires, mais aussi auteur de romans policiers dont très peu de choses sont parvenues jusqu’à nous. The Big Doodle, publié en 1954, fut traduit en Série Noire, sous le titre d’Une bonne pincée, puis porté à l’écran par Richard Wilson en 1957 sous le titre anglais de The Big Doodle, traduit en français par Trafic à la Havane. C’était un film avec Errol Flynn dans lequel jouait Pedro Armendariz qui était déjà dans We where Strangers. Comme le Mexique, Cuba fut, avant la révolution castriste, regardé par les Etats-Unis comme une destination exotique et un peu étrange, comme l’était mais pour d’autres raisons le Mexique. Autrement dit Hollywood portait un regard inquiet curieux sur ce qui se passait à la périphérie des Etats-Unis, vus comme une norme à atteindre. Mais Cuba comme les États-Unis avaient été longtemps l’objet d’une guerre larvée entre les Etats-Unis et l’Espagne. Comme on le comprend, le chaos politique est à l’origine de pratiques criminelles et non l’inverse. Le contexte est celui de la révolution de 1933 qui verra la destitution de Machado, un président autoritaire qui devait faire face à une grave dépression économique, conséquence de la crise financière de 1929. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949 

    Des révolutionnaires cubains luttent contre le despotisme et distribuent des tracts dans les rues pour dénoncer les nouvelles lois qui ont été votées par le Sénat. Mais ils sont pris en chasse par la police. Manolo Valdès arrive à échapper à la traque et se rend chez sœur, China, pour lui donner rendez-vous devant l’université où il doit passer un examen, elle doit lui dire si la police le recherche. Personne n’étant venu la voir, il est rassuré, mais repéré par le policier Ariete, il est abattu sur les escaliers de l’université. Mais China a vu Ariete qui l’a tué. Décidée à venger son frère, elle rencontre des révolutionnaires et parmi eux un américain, Tony Fenner. Celui-ci qui est censé démarcher des artistes cubains pour les produire en Amérique, est là pour fomenter un attentat. En fréquentant China qui habite près d’un cimetière, il lui vient l’idée d’un plan, faire sortir le président pour un enterrement et faire exploser une bombe pour le tuer. Il présente ce plan aux autres insurgés hésitants car il risque d’y avoir des dégâts collatéraux qui finalement acquiescent. Pour préparer leur coup il faut creuser un tunnel et assassiner le président du Sénat ce qui amènera le président de Cuba à venir saluer sa dépouille. Ils travaillent donc au creusement du tunnel, Fenner et China vont éprouver une passion l’un pour l’autre, mais Ariete qui s’est entiché de China n’est pas très loin et va tenter de la violer. Entre temps Ramon a perdu la tête, errant dans La Havane, il va se faire écraser par un camion. Un fois le tunnel terminé, ils abattent le président du Sénat. Ils reçoivent ma bombe d’un partisan de leur cause, mais celui-ci leur dit que les deux sœurs du président du Sénat ont décidé de le faire enterrer dans un autre cimetière. Les insurgés doivent donc se séparer et Fenner regagnera une petite ville où il s’embarquera sur un bateau fournit par un certain Gregorio. China ira encaisser un chèque à la banque où elle travaille pour Fenner. Ariete est sur leurs talons, la maison de China est cernée. Fenner et China se défendent avec des mitraillettes et de la dynamite. Mais Fenner va être mortellement touché. Il meurt dans les bras de China alors que la Révolution arrive enfin. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Des militants révolutionnaires distribuent des tracts dans les rues de la Havane 

    Avec le recul on peut se demander ce qui a pris la critique américaine de descendre au prétexte qu’il serait marxiste. Mais il est vrai que quand ce film est sorti, on commençait une chasse aux sorcières qui failli détruire le cinéma américain, et donc tout était bon pour taper ceux qui étaient considérés comme à gauche. C’était le cas bien entendu de John Garfield, plutôt proche des communistes, et de John Huston dans une moindre mesure qui lui, n’avait rien d’un communiste. La révolution dont le film parle est celle qui amènera finalement Battista au pouvoir et contre lequel Castro et Che Guevara entameront une révolution. Notez que Castro était plutôt social-démocrate, avant que le blocus américain de l’île ne le pousse dans les bras de l’URSS et dans le camp socialiste. Du reste dans le film nous voyons que les insurgés qui veulent renverser le pouvoir sont issus de toutes les classes sociales. Ce positionnement politique vaudra d’ailleurs une critique amère du parti communiste américain qui le considérera trop « bourgeois ». Mais bien entendu s’il y a quelque chose qui parait subversif c’est dans la volonté manifestée de refuser l’ordre établi, et de lutter contre l’oppression, même au risque d’y perdre sa vie. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    En traversant le cimetière, Tony a l’idée d’un plan

    Le scénario ressemble à la trame du roman de Dostoïevski, Les démons, au moins sur deux points. D’abord la question des dégâts collatéraux qu’un attentat terroriste peut entraîner. La vision de John Huston est une condamnation du terrorisme, quelle que soit la sympathie qu’on peut avoir pour les insurgés. Ils échouent, mais cet échec est immédiatement compensé par une révolution populaire. Quand le peuple descend dans la rue cela montre que ce ne sont pas des individus isolés qui font l’histoire. Les conjurés n’ont pas compris cela, ils n’ont pas assez d’humilité. Ils mélangent un peu tout, la détermination de China vient moins d’une prise de conscience politique que de son désir de se venger d’Ariete qui a tué son frère. Fenner est plus compliqué. De retour d’exil, il est un faux américain qui est un peu en décalage avec la réalité politique de l’île. Mais comme il est intelligent, il se pose la question de comprendre ce qu’il fait. Cependant, c’est un militant, barricadé derrière son idéologie, il ne comprend pas le désir sexuel de China. Ou plutôt il ne le comprendra qu’au moment de sa mort. Ce couple qui se croyait guidé par un idéal révolutionnaire, est aussi guidé par ses propres désirs. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Les conjurés vont mettre au point un attentat pour tuer le président

    La trame va verser aussi vers le trio. En effet Ariete qui a tué le frère de China a envie de la violer. Il n’y arrivera pas, sombrant dans l’ivresse, il en est incapable. Cet épisode qui révèle son impuissance, explique aussi sa méchanceté. Il est jaloux de Fenner, et voudrait bien apparaître à China comme un homme, un vrai, avec une touche de romantisme en plus. N’arrivant pas à la séduire, il tentera de la détruire. China est le pivot du trio, Fenner est au début trop imprégné d’idéologie pour se rendre compte qu’elle existe, qu’elle le désire. Au mieux il admire son courage et sa détermination. C’est une femme forte, comme John Huston les aimait, même si ses motivations sont parfois ambiguës et confuses. On le verra quand elle sera dans l’obligation de prendre la mitraillette et de se battre contre les hommes d’Ariete. Celui-ci sera pendu par les révolutionnaires, pendu par les pieds, à la manière de Mussolini, ce qui indique à la fois son échec et sa destiné d’homme cruel protégé par son statut social. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Ariete vient voir China

    Cependant les insurgés découvrent entre eux une solidarité qui indique la voie de la révolution vers la fraternité. Cette solidarité se révèle dans l’action, dans le creusement du tunnel. Il y a là une entreprise quasiment prolétaire. Il faut en parler longuement. Le tunnel est censé être un chemin vers la lumière, mais il débouche sur un cimetière ! Il faut ramper sous la terre, c’est dangereux et difficile. Je suis persuadé que Jacques Becker avait ce film dans sa tête quand il a porté Le trou à l’écran[1]. Dans les deux cas la recherche de la liberté aboutira à un échec cuisant. Et dans les deux cas la solidarité entre les membres de l’équipe démontre qu’en réalité c’est là le but de l’entreprise. Ajoutons que dans les deux films il y a un membre qui fera défaut par manque de caractère, dans le film de Huston, c’est Ramon qui perd la tête incapable de gérer les contradictions de son action, dans Le trou ce sera Gaspard qui pour sortir de prison un peu plus tôt va vendre ses collègues. Ce rapprochement qu’on peut faire entre les deux films correspond d’ailleurs assez bien à l’esprit de José Giovanni qui avait écrit le roman après avoir retrouvé la liberté, consécutivement à de longues années de prison, et qui aimait beaucoup le cinéma de John Huston et la notion d’échec qu’il trimballait avec lui. On verra aussi que certains plans de We Were Strangers se retrouvent dans Le trou, par exemple le passage du relais pour creuser, mais aussi ce plan bref mais élégant en diagonale qui voit les insurgés courir en baissant la tête pour aller jusqu’à la roche qu’ils se proposent de faire sauter avec de la dynamite. L’ensemble renforce une vision claustrophobique, comme si les conjurés cherchaient eux aussi à s’évader d’une prison mentale dans laquelle le pouvoir dictatorial qui sévit sur l’île les a enfermés. Il y a bien un effet de miroir entre les deux films au moins autour de cette symbolique du tunnel. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Ils creusent un tunnel pour arriver au cimetière 

    Le film est assez long, et plutôt bavard, en ce sens il verse dans ce qu’Huston a toujours évité, la pédagogie. La réalisation est assez surprenante. Sans doute parce qu’elle a manqué de moyens. Les décors naturels de La Havane sont assez peu nombreux. On a remplacé le tournage sur place par un usage immodéré des transparences. Mais il y a de très belles idées. On l’a vu avec le tunnel et la manière de le filmer. Mais John Huston filme aussi les conjurés en train d’examiner le plan que Fenner a amené avec lui. Cette séquence, assez longue, préfigure celle d’Asphalt Jungle qui sera tellement emblématique qu’elle sera plagiée par Stanley Kubrick pour The Killing[2]. Asphalt Jungle sera le film suivant de John Huston et ce sera un gros succès. Il y a encore les scènes à la banque qui sont très bien travaillées, avec une mobilité de la caméra, aussi bien sur le plan vertical qu’horizontal. La séquence d’ouverture avec la distribution de tracts est aussi bien enlevée. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    L’attentat n’aura pas lieu 

    L’interprétation a été très critiquée. John Garfield pourtant est très bien, comme toujours, surtout dans la seconde partie du film, il interprète un révolutionnaire tourmenté qui se pose des questions sur sa destinée. Il joue de cette ambiguïté de ne pas savoir s’il est un peu américain, ou cubain. Ce double positionnement inquiet permet de poser la question suivante : un étranger doit-il se mêler des révolutions d’autrui ? C’était déjà une question qu’Hollywood se posait à propos de la Guerre d’Espagne. Il n’y aura pas de réponse apportée. Jennifer Jones qui se maria la même année avec le grand producteur David O. Selznick, incarne China. C’est une très grande actrice, trop oubliée à mon sens. En 1943 elle avait obtenu l’Oscar de la meilleure actrice pour The Song of Bernadette d’Henry King, une daube édifiante, mais où elle était exceptionnelle. Juste avant de travailler avec Huston, elle venait de tourner dans trois chefs-d’œuvre, Cluny Brown d’Ernst Lubitsch, Duel in the Sun, de King Vidor et Portrait of Jenny de William Dieterle. Cependant ici elle a un problème avec un accent espagnol qu’on lui a demandé de prendre et avec lequel elle dérapait un peu. Mais si on passe sur cet aspect, elle est très bien dans le rôle d’une femme amoureuse qui découvre la passion amoureuse et la passion de la révolution. John Huston ne s’est pas bien entendu avec elle, sans doute voulait-elle être dirigée de plus près, qu’il soit plus directif. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    China retire de l’argent pour aider Tony à fuir 

    Parmi les autres acteurs, si Pedro Armendariz, grosse vedette du cinéma mexicain, incarne Ariete. Si sa scène d’ivrognerie a été remarquée, le reste n’a pas laissé un souvenir impérissable. Bien qu’il partage le haut de l’affiche avec John Garfield et Jennifer Jones, il a un rôle relativement secondaire. Plus intéressant selon moi est Gilbert Roland dans le rôle de Guillermo. Il incarne avec beaucoup de malice un docker, poète et révolutionnaire, qui aime chanter en s’accompagnant de sa guitare. Il a suffisamment de subtilité pour qu’on comprenne que lui aussi est amoureux de China, mais qu’il tient son rang, contrairement au vicieux Ariete. Il y a également Ramon Novarro, grande vedette du cinéma muet, il avait notamment interprété Ben Hur dans la version de Fred Niblo. Il avait le profil du latin lover, un peu comme Rudolph Valentino. Mais ici son rôle est étroit, il est le chef de la rébellion, méconnaissable, vieilli, portant des lunettes. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    China a pris les armes pour se battre contre les hommes d’Ariete 

    Le film n’a eu aucun succès. C’est le premier échec de John Huston réalisateur, habitué jusqu’ici à triompher face au public et aux producteurs, il y en aura d’autres. Mal distribué, critiqué par la presse étatsunienne, John Huston qui en assumait la responsabilité pensait que son scénario avait été insuffisamment travaillé. Il disait qu’il avait été mal préparé, tourné trop rapidement. C’est assez vrai, comme il est vrai que ce film est trop bavard. Mais même comme ça ce film ne mérite pas de rester dans l’oubli. Il est curieux pour ne pas dire plus qu’un tel film ne se trouve pas facilement sur le marché. On en trouve une version DVD non sous-titrée aux Etats-Unis, la belle photo de Russel Methy le mériterait tout de même une reprise en Blu ray. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Tony a été mortellement blessé 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    La révolution a éclaté


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-trou-jacques-becker-1960-a114844728

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-la-ville-dort-the-asphalt-jungle-john-huston-1950-a114844736

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