•  Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936

    C’est encore une histoire d’agent infiltré dont William Keighley s’était fait une spécialité. C’est en même temps comme un adieu au films de gangsters qui ont proliféré ces dernières années. Mais maintenant la Prohibition est terminée, et rien ne justifie plus l’existence de gangs qui défrayent la chronique. L’opinion publique veut un retour à l’ordre, une police plus active et moins corrompu. Le scénario est de Seton I Miller, qui avait déjà donné G Men du même William Keighley. C’est sans doute lui qui a innové dans le côté semi-documentaire du film noir. Il utilisera d’ailleurs des éléments bien réels de la lutte entre les gangs et de la lutte avec la police. Par exemple, l’opposition entre Fenner et Kruger semble calquée sur celle qui a eu lieu à la même époque entre Dutch Schultz et Lucky Luciano. Ou encore le personnage de Nellie LaFleur, la noire qui règne sur Harlem et qui s’allie avec Lee Morgan, semble être démarquée de Stéphanie Saint-Clair qui était née à la Martinique, mais qui devint une redoutable chez de gang après avoir créé la loterie des numéros. Cependant cette volonté de s’appuyer sur des faits criminels bien réels est plombée par de nombreuses invraisemblances, comme ces banquiers qui chapeauteraient les gangs qu’ils tiennent dans leurs mains. Que des banquiers profitent du crime en blanchissant l’argent n’a jamais fait de doute, mais qu’ils soient au sommet de la pyramide est bien plus improbable. On peut voir là sans doute le fait que dans les années trente les banquiers soient considérés comme responsables de la crise qui vient de ravager le pays, et donc comme des crapules, cette tentation de leur faire porter le chapeau en matière de crime organisé. Autre curiosité, on trouvera dans ce film la source de l’inspiration de Melville pour Samouraï quand Jeff Costello cherche le micro que les flics ont caché pour l’espionner. Mais ici c’est l’inverse, se sont les truands qui espionnent le flic. Cette proximité va bien avec le fait que Melville aimait beaucoup William Keighley, je l’ai déjà dit déjà dit, et j’approuve tout à fait ce jugement. 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936 

    Kruger voudrait bien voir Johnny Blake rejoindre son gang 

    Johnny Blake est un policier qu’on a déclassé et qui se morfond dans son inutilité, tandis que le gang de Kruger, secondé par le cruel Fenner prospère. Mais le Grand Jury a décidé de pousser ses pions et demande à McLaren, un policier intègre, de mettre le paquet. Celui-ci accepte à condition qu’on ne soit pas trop regardant sur la manière de faire. Il va d’abord épurer la police et dans cette charrette il va mettre Johnny Blake. Cette situation va conduire Kruger à l’embaucher. Mais Blake va se heurter à Fenner, le bras droit de Kruger. Celui-ci se méfie et s’inquiète de voir Blake lui prendre sa place. Blake en réalité travaille pour McLaren. Son idée est de marginaliser Fenner, et de donner d’autres sources de revenus à Kruger. Il lui vend alors l’idée de la loterie aux numéros, tout en donnant les moyens à McLaren de démanteler les réseaux mafieux dans les autres rackets, notamment sur les marchés des produits alimentaires. Ce qui évidemment va contrarier Lee Morgan dont il semble amoureux en secret, et ces sentiments paraissent réciproques, mais c’est ce qui va mettre Fenner sur cette piste lucrative et le pousser à essayer d’évincer Lee Morgan dans la loterie sur Harlem. Mais Kruger est content et Blake s’introduit dans le système et commence à comprendre comment l’argent est recyclé. Cependant il veut remonter au-dessus de Kruger et découvrir qui sont ses commanditaires. Fenner va tuer Kruger en espérant prendre sa place à la tête du gang, mais Blake arrive à retourner la situation en sa faveur, en avançant qu’il est le seul à pouvoir rentrer en contact avec leurs supérieurs. Et en effet ceux-ci le contactent pour l’adouber. Il doit leur livrer de l’argent comme preuve de son efficacité. Mais le but est de les piéger avec des billets dont il a relevé le numéro, car ce sera la preuve qu’ils trempent dans le crime. Fenner a trouvé le moyen de mettre Lee Morgan en colère et celle-ci bêtement lui donne son adresse. Fenner arrive chez Blake au moment où il s’en va livrer l’argent. Une fusillade s’engage entre les deux hommes. Fenner est mort, mais Blake est gravement blessé. Il arrive toutefois à porter l’argent aux banquiers grâce à l’aide de Lee Morgan qui entre temps à compris les ruses de Blake. La police peut investir les lieux et arrêter les banquiers malhonnêtes tandis que Blake rend son dernier soupir. 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936 

    Kruger a des rendez vous avec les grands patrons du crime 

    Il y a beaucoup d’autres innovations dans ce film de William Keighley. D’abord au niveau scénaristique, même si les motivations sont de présenter aux spectateurs la nécessité de lutter contre le crime organisé comme une priorité de l’ordre démocratique, le titre américain est explicite : bullets or ballots se traduit par des balles ou des bulletins de votes. Comme si le cinéma enjoignaient aux politiciens de redoubler d’ardeur dans ce domaine au risque de perdre leurs places et de défaire la démocratie. Mais le message est très nuancé. D’abord parce que les motivations de Blake ne sont pas toujours très claires. C’est un policier aigri qui a été déclassé, et qui accepte la mission dangereuse de s’infiltrer pour faire tomber le gang. Sa démarche est un peu suicidaire. On remarque qu’il aime briller auprès de la belle Lee Morgan qui tient un cabaret comme un lieu de rendez vous entre la pègre et la police, mais aussi qu’il la laisse tranquille dans l’exploitation juteuse d’une loterie des nombres sur Harlem qui lui rapporte de gros revenus qui ne sont pas soumis à l’impôt. Malgré sa détermination à combattre Kruger, Blake ne peut pas s’empêcher de nouer avec lui des relations de sympathie, en bon américain, il admire sa malice et sa réussite entrepreneuriale. Contrairement aux bêtises qu’on a dites sur le sujet, le film noir a toujours été un véhicule pour l’émancipation féminine. Lee Morgan est une femme déterminée qui n’a peur de rien, et en outre, elle s’allie dans son combat pour se faire une place au soleil avec une Noire de Harlem, née sur le territoire français. Nellie LaFleur est vue brièvement, mais c’est un chef de gang qui commande à des gros bras sans problème et qui sait se faire respecter, même si elle est un peu présentée d’une manière comique. On peut considérer que c’est une des premières étapes pour faire évoluer les noirs des rôles de soumis et de rigolos vers des rôles de plus grande ampleur et plus compliqués. 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936

    Lee Morgan a monté une loterie aux numéros avec Nellie LaFleur 

    Derrière cette histoire de lutte contre le crime, il y en a cependant une autre. C’est la lutte entre Fenner et Blake. Non seulement ils se battent pour avoir la première place auprès de Kruger, comme deux frères jaloux auprès d’un père autoritaire, mais ils se disputent clairement les faveurs de Lee, éternel trio. On verra Fenner tenter d’embrasser la jeune femme et se prendre une gifle, un peu à retardement toutefois. Fenner est un voyou pur et dur qui ne veut pas déroger au code particulier de son milieu qui est de ne pas fricoter avec la police. Mais Kruger est contaminé par l’esprit sans doute un peut trop pratique de ses commanditaires qui, en tant que banquiers du crime, ne pensent qu’au rendement et à leur pourcentage. Mais la police veut traiter de sa mission avec les moyens de la pègre, en se moquant un peu du code de procédure. C’est une constante du film noir américain. Mais c’est aussi le constat que les formes démocratiques ont échoué à restaurer l’ordre souhaité par les populations. Cependant ici ces même populations sont désignées comme inconstantes, si d’un côté elle réclame l’intervention de l’Etat, elles sont aussi promptes à jouer le jeu de la pègre, par exemple en s’impliquant dans les loteries aux numéros. Remarquez que William Keighley s’il fut un des pionniers du film sur les infiltrés aime fonctionner avec des binômes masculins qui se trouvent des deux côtés de la barrière. Dans Special agent c’est Bill Bradford et Alexander Carston, ici c’est Blake et Kruger, dans Each dawn I die, c’est Frank Ross et Hood Stacey, et puis dans The street with no name, ce sera Gene Cordell et Alec Stiles. 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936

    Kruger va finalement engager Blake 

    L’action est censée se passer à New York, mais de cette ville on ne saura rien, toutes les prises de vue sont faites en studio. Cette approche est à double tranchant. En effet en tournant en studio, William  Keighley peut plus facilement travailler les aspects esthétiques, les mouvements de caméras, ou encore les ombres et les lumières. Mais ce faisant le film perd beaucoup de son authenticité, surtout lorsque les scène sont censées représenter la rue. Par rapport à ses films précédents, on note que la photo est beaucoup plus travaillée, c’est l’apport décisif d’Hal Mohr. Par delà la qualité de la photographie, on reconnaît cependant le style de William Keighley, par exemple dans cette façon de filmer les hauteurs de plafond ou des immeubles pour signifier la puissance des institutions. Evidemment les scènes d’action sont très bonnes, notamment la fusillade finale dans l’escalier entre Fenner et Blake. Il y a également beaucoup de soin à décrire les dessous de l’organisation de Kruger. On pénètre dans son antre avec des travellings assez compliqués qui donnent volontiers une profondeur de champ aux étalages des billets sur les tables où une foule de petites main compte et trie la monnaie récoltée. 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936 

    Blake pénètre le système de racket de Kruger 

    L’esthétique du  film noir est annoncée aussi dans la manière de présenter Blache avec des barreaux, soit qu’il aille en prison, soit qu’il aille à la banque avec Kruger pour y déposer de l’argent. Cette façon de faire est la démonstration d’une transgression. On passe à travers les barreaux pour atteindre une vérité qui semble bien dissimulée. Ces formes seront reprises très souvent dans le cycle classique du film noir. L’intensité des éclairages indirectes participe aussi de cette logique qui montre que de faire démarrer le cycle classique du film noir seulement en 1940 n’est pas tout à fait justifiée. Mais quoi qu’on en pense, il est clair que ce film fera école, de nombreuses formes, notamment ces ombres qui glissent sur les murs comme détachées de leur propriétaire, se retrouveront recyclées par la suite par les maîtres du film noir. 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936

    Blake cherche un micro que Fenner aurait mis pour l’espionner 

    C’est un film à gros budget, dans la continuité des succès de G Men et de Spécial agent. L’interprétation c’est d’abord Edward G. Robinson, la grande vedette de l’époque. Le film est fait pour lui, et non pas pour Humphrey Bogart ou pour Joan Blondel. Il est présent de bout en bout. Il montre toute l’étendue de son talent, malgré sa petite taille il arrive à faire passer une impression de force. Il montre aussi sa fragilité mélancolique dans ses rapports avec Lee Morgan. Il domine clairement la distribution. Derrière lui on a engagé Joan Blondell qui joue Lee Morgan. Il est clairement dommage que son personnage n’ait pas été plus développé. Elle avait beaucoup de talent et de charisme. Et donc elle aurait pu mettre en œuvre un peu plus l’ambiguïté de son personnage. C’est à mon sens un des défauts les plus importants du film. Ensuite on trouve le vétéran Barton McLane dans le rôle de Kruger. Il était habitué à ce type de rôles, massif, dur, grognon, il est toujours très bien. Humphrey Bogart n'a qu’un second rôle, celui du fourbe Fenner. Des rôles comme ceux-là, il en a tenus des dizaines. Il est bien, mais sans plus, il n’est pas encore le grand acteur qu’il va être. En effet, après l’explosion de John Garfield sur les écrans, il va changer son jeu, le rendre plus fluide, moins stéréotypé. Le reste de la distribution, c’est du tout venant du film noir, avec ses gueules un peu cassées. 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936 

    Blake est faussement mis en prison 

    Le film sera un gros succès, commercial et critique. C’est justifié si on prend en considération la somme des innovations qu’il contient. Le film est bien meilleur que Special agent. Mais avec le recul il permet de mieux comprendre l’importance de William Keighley dans l’histoire du cinéma américain. Ce film est resté présent dans les mémoires, et il existe aujourd’hui fort heureusement dans de belles versions Blu ray. C’est un excellent film noir qui se revoit toujours avec plaisir. 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936

    Il arrive au cœur du blanchiment de l’argent

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936

    Blake s’oppose à la prise de pouvoir de Fenner 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936 

    Il fait enfin la connaissance des grands patrons du crime de New York 

    Guerre au crime, Bullets or ballots, William Keighley, 1936

    Une fusillade s’engage entre Fenner et Blake 


     

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  •  Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Fort du succès de G Men, Warner Bros va financer un nouveau film de William Keighley bâti un peu sur le même modèle et qui consiste à montrer combien les agences fédérales sont décisives pour détruire les gangs mafieux qui tournent la loi avec l’aide d’avocats véreux et de politiciens corrompus. Le film s’inspire évidemment de l’affaire Al Capone, le gangster porte ici les même initiale, A et C pour Alexander Carston. Le héros est un agent de l’IRS – Internal Revenue Service – qui traque la fraude fiscale. Al Capone avait été en effet condamné pour fraude fiscale en 1931. Warner Bros voulait coller à la réalité comme à son ordinaire. Mais entre le film précédent de William Keighley et celui-ci, il s’était passé un événement important, la mise en place du misérable code Hays[1]. Cette censure tatillonne allait s’installer progressivement et priver le cinéma de sa liberté de créer, torturant les scénaristes et les studios pour trouver des compensations qui tiennent debout, ce qui n’était pas toujours possible. Il ne fallait surtout pas faire allusion à tout ce qui pouvait donner à penser que les gangsters étaient autre chose que des bêtes sauvages. Il y a une curieuse anecdote qu’on raconte à propos de ce film. Une scène où Carston parle devait être coupée par la censure, mais Warner Bros n’accéda pas à cette requête et la scène fut maintenue, mais sans le son. On voyait donc Ricardo Cortez bouger les lèvres, mais il ne disait rien. Dans la version qui circule aujourd’hui, le son a été heureusement rétabli. Contrairement à ce qui est dit ici ou là, ce n’est pas un film de série B, il dure plus d’une heure et demie, et ce n’est pas un film à petit budget. La qualité technique est là pour le prouver. Bette Davis était une actrice très recherchée, et le cople qu’elle formait à l’écran avec George Brent avait très souvent du succès. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Carston fait le tour des commerçant racketter pour récupérer son dû 

    Le Trésor américain a infiltré sous l’identité d’un journaliste Bill Bradford. Celui-ci s’est lié d’amitié avec Julie qui est la comptable de Carston. Le but est de ramasser suffisamment d’information pour faire tomber Carston pour fraude fiscale. Carston mène une activité de racket sur son territoire, il s’attaque aux petits commerçants de la fête foraine qu’au redoutable Armitage qui gère une sorte de casino. Mais ce dernier n’a pas payé ce que Carston exigeait. Il est menacé dans sa vie. Il songe à s’enfuir en emportant de l’argent qu’il a caché. Son homme de main qui lui vend l’idée pour plusieurs milliers de dollars, Andrews lui suggère de se rendre aux autorités pour se faire mettre en prison, de vendre Carston et ainsi d’échapper à la vindicte du caïd. Armitage va jouer ce jeu, mais Andrews le vend à Carston qui le fait assassiner dans la rue, avec les policiers qui étaient venus l’arrêter. La justice va cependant faire pression sur Andrews en ressortant une vieille affaire dans laquelle il était impliqué, pour que celui-ci dépose contre Carston. Ils obtiennent une déposition qui pourrait faire condamner Carston devant le tribunal, mais c’est sans compter la taupe, Williams, qui se trouve dans le bureau du Distric Attorney. Celui-ci va subtiliser la déposition et la vendre à Carston contre 10 000 $. C’est Julie la comptable qui va lui donner cette somme en mains propres. La condamnation de Carston, sans cette déposition, tombe à l’eau, d’autant qu’Andrews a disparu. Bradford va alors tenter de retourner Julie dont il est amoureux afin que celle-ci subtilise les livres de compte qui prouve que Carston a encaissé des sommes exorbitantes sur lesquelles il n’a payé aucune taxe. Elle va marcher dans la combine parce qu’elle est amoureuse de Bradford, elle est d’ailleurs la seule qui possède le code pour les lire. Bradford va imaginer une fausse opération de police pour obliger Carston à déplacer ses livres chez Julie. Ça marche en effet, et chez Julie Bradford va pouvoir photographier les livres de compte à son aise. Lorsque Carston passe devant le tribunal, le procureur annonce qu’il possède les livres de compte, mais l’avocat de Carston prétend qu’on ne peut pas les lire sérieusement, vu qu’on n’en possède pas le code. Julie doit venir témoigner, accompagnée d’une escorte policière imposante, elle est pourtant kidnappée par la bande de Carston qui s’est planqué dans l’ascenseur. Dès lors la seule chance de la justice est de retrouver Julie vivante. Bradford va user pour cela d’un subterfuge. Il fait passer le message par la taupe du procureur qui a été démasquée par Julie et qui ne peut plus rien refuser à la justice, qu’il est un faux journaliste, puis il va voir Carston afin de se faire kidnapper à son tour. Ça marche, et tandis que Bradford est emmené vers la planque de Carston, la police prend la voiture des kidnappeurs en chasse, sans trop s’en approcher. Ils repèrent la planque du gang, une fusillade s’engage avec la bande, ils délivrent Julie et Bradford et finalement vont envoyer Carston en taule pour trente ans, tandis que Julie et Bradford vont pouvoir se marier. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Carston comprend qu’Armitage l’a volé 

    Le scénario est un peu boiteux, essentiellement parce que la romance entre Julie et Bradford vient ralentir l’action. Mais je suppose que cette interférence était nécessaire pour donner plus de place à Bette Davis dans le rôle de Julie, sinon elle aurait eu encore moins de présence à l’écran. Il y avait pourtant quelque chose d’intéressant à tirer de cette situation paradoxale d’une jeune fille sans trop de malice qui devient le pivot sur lequel repose l’existence d’un gang puissant. Mais il y a beaucoup de difficultés à mener de front la fois la romance entre Julie et Bradford et l’activité criminelle de Carston poursuivi par les services fédéraux. Le principe de ce film est de montrer que non seulement les gangsters sont entièrement mauvais, mais qu’en outre il faut les combattre avec la dernière énergie. Paradoxalement Carston qui est le personnage le plus intéressant du film, ne semble pas avoir de vie intime. Il amasse de l’argent et passe son temps à faire des réussites, il n’est guère intéressé par les femmes, et encore moins par l’alcool et la bonne chère. Il porte des gants sans doute pour ne pas attraper des microbes comme ce gangster ennemi de Capone qui ne buvait que du lait pour se protéger des maladies. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Le procureur fait pression sur Andrews pour qu’il balance Carston 

    Le film oppose donc les hommes de la loi, les bons, aux gangsters, il y a peu d’ambigüité. Curieusement ce sont les truands qui attirent plus l’œil du spectateur, tandis que la justice et la police apparaissent pour le moins pataudes. Julie est le seul élément qui relie les deux mondes et qui, par la force des choses, recèle une part d’ambiguïté. Elle apparait tantôt comme une fausse ingénue, tantôt comme une manipulatrice qui utilise ce qu’elle sait de Carston pour arriver à se faire épouser par un faux journaliste. Certes elle fait semblant d’avoir des scrupules car dit elle Carston l’a beaucoup aidée quand elle était dans la dèche. Mais elle passera outre. Bradford est donc un infiltré, ce thème sera repris plus tard avec beaucoup plus de nerf par Keighley lui-même dans l’excellent The street with no name[2]. Flic ou truand, corrupteur ou corrompu, l'ambiguïté est évidente, même si ici elle n’est peut être pas assez appuyée. Là encore on pourrait dire que Keighley est un vrai précurseur, ce segment important du film noir sera repris jusqu’à nos jours, jusqu’à au moins le film de Scorsese, The departed[3]. Cependant le personnage de Bradford est tout de même un peu pâle pour tenir tête à Carston. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    La presse suit patiemment le procès de Carston 

    Ce n’est donc pas sans raison que Jean-Pierre Melville cite William Keighley comme un des maîtres d’Hollywood et pas Hitchcock[4]. En matière de cinéma, Melville a toujours raison ! Il est d’ailleurs probable qu’il s’en soit inspiré pour la réalisation du Samouraï. La poursuite de Jeff nas le métro, suivi de loin sur une carte de la capitale par le commissaire ressemble beaucoup dans son principe à celle de la voiture dans laquelle se trouve Bradford par la police. C’est d’ailleurs une des séquences les plus réussies du film. Au crédit de Keighley, on mettra également l’enlèvement de Julie au nez et à la barbe de son escorte s’une dizaine de policiers. Comme à son habitude, Keighley soigne particulièrement les scènes de fusillade, usant avec beaucoup de précision des fumigènes. Rien que pour cela le film vaut d’être vu. Certes le rythme est un peu déséquilibré pour les raisons qu’on a évoquées plus haut, mais la mise en scène tient tout de même la route. Il y a une bonne utilisation des traveling arrière, comme des plans généraux dans le bureau du procureur qui donne un caractère imposant à l’institution. La photo due au vétéran Sidney Hickox est bonne. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935 

    La police va faire une descente chez Carston 

    L’interprétation est bancale. D’abord parce que la vedette du film est censée être Bette Davis qui incarne Julie, alors que son rôle est moins important que celui de George Brent. Elle détestait ce film, et pour cause, il ne lui laisse pas assez de place. Ses minauderies agacent, mais elle peut être touchante dans ses hésitations à trahir Carston. Georges Brent dans le rôle de Gradford est un peu mou, mais c’est son habitude. C’était pourtant dans la vie un vrai combattant de l’IRA, ayant quitté assez jeune son Irlande natale parce que le gouvernement anglais avait mis un contrat sur sa tête, il y reviendra. Mais à l’écran il n’a pas une présence à la Humphrey Bogart ou à la James Cagney et reste toujours un peu en retrait. Le plus intéressant est peut être Ricardo Cortez dans le rôle du truand Carston. il n’a pas besoin de parler pour être inquiétant. Ce n’était pas tout à fait un acteur de métier, à l’origine il était banquier et reviendra ensuite à Wall Street en tant que tel à la fin de sa carrière au cinéma. Jack La Rue est aussi très bon dans le petit rôle d’Andrews. Robert Strange est le douteux Armitage, il est aussi très bien. Ce sont finalement plutôt les truands qui sont réussis que les « bons ». 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Bradford va photographier les livres de compte de Carston 

    Si on a assez souligné les insuffisances du scénario et les déséquilibres du film, on peut pourtant le voir sans ennui pour quelques très belles scènes d’anthologie qui apparaissent en avance sur leur temps et qui viendront ensuite nourrir le film noir. La deuxième partie, dès lors qu’on passe à l’action, est plus intéressante que la première. Malheureusement les films de William Keighley sont un petit peu difficiles à trouver sur le marché, surtout ceux d’avant la guerre. 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    Julie est conduite sous protection pour témoigner contre Carston 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    La police suit de loin le parcours des hommes de Carston 

    Agent spécial, Special agent, William Keighley, 1935

    La police délivre Julie pour qu’elle puisse témoigner



    [1] Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, « Évolution de la censure », in 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1995

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-derniere-rafale-the-street-with-no-name-william-keighley-1948-a210130574

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/les-infiltres-the-departed-martin-scorsese-2006-a165079930

    [4] Rui Nogueira, Le cinéma selon Melville, nouvelle édition, Capricci, 2021.

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  •  Les hors la loi, G Men, William Keighley, 1935

    William Keighley est bien connu pour ses films noirs d’après la guerre. Mais il a réalisé d’autres films qu’on peut considérer comme des premières tentatives de films noirs, autrement dit, il apparaît avec le recul comme un des passeurs, évoluant des films criminels vers le film noir, il apportera, tout en transformant sa manière de filmer, une touche spéciale au film noir, avec une attention de plus en plus forte au travail de la police et à cette forme de films semi-documentaires qui proliférera vers la fin des années quarante. Bien entendu, Keighley n’a pas fait que du noir, il a, comme beaucoup de ses collègues à l’époque, travaillé dans presque tous les genres populaires. En 1938 il avait d’ailleurs commencé le tournage de Robin Hood avec Errol Flynn, avant d’être remplacé par Michael Curtiz. Il était d’abord un metteur en scène de théâtre à succès avant de devenir un réalisateur très demandé dans les années trente, tournant jusqu’à cinq films par an. Pour ce qui nous concerne ici, il est celui qui éloigna le film criminel de la glorification des gangsters. En vérité J. Edgar Hoover était jaloux de la gloire médiatique des gangsters, et il avait compris qu’il pouvait devenir une sorte de héros de l’ordre avec l’appui des médias, des journaux, comme du cinéma. A la tête du FBI, il avait coutume de s’approprier des actions d’éclat auxquels bien entendu, homme de bureau et de couloir, il n’avait pas participé, par exemple il était venue en hâte depuis Washington devant le cinéma de Chicago où John Dillinger avait été abattu par le G Men. Et comme il avait beaucoup d’amis dans la mafia qu’il aidait autant qu’il pouvait, celle-ci l’aida en retour à utiliser les services gratuits du cinéma. Et puis nous étions encore dans une période où la sortie de la grande dépression n’était pas si aisée que cela, et tout le monde avait besoin d’un retour à l’ordre, après la fin de la prohibition. Dans Bullets or ballots William Keighley parlera de la pression que le crime organisé exercerait sur le cinéma pour faire des films à la gloire des gangsters. Même si ça n’a pas de sens, ça correspond bien à cette  idée de renverser la vapeur et de faire des films à la gloire de la justice et de la police qui, aux Etats-Unis plus qu’ailleurs, étaient considérées comme corrompus. 

    Les hors la loi, G Men, William Keighley, 1935 

    Buchanan tente de convaincre Brick de s’engager au FBI 

    Brick Davis est une jeune avocat qui peine à avoir une clientèle ? Ses études lui ont été payées par un gangster, McKay qui a prospéré pendant la prohibition. Son ami Buchanan qui s’est engagé au FBI lui conseille d’en faire autant. Mais il a des scrupules à passer du côté de la loi. Cependant, comme Buchanan va se faire tuer par Leggett, il est motivé, d’autant plus que McKay qui est dégouté par l’évolution du milieu l’y encourage en lui annonçant qu’il va prendre sa retraite. McKay gère une boîte de nuit où se produit une meneuse de revue, Jean, qui en pince pour lui. Brick va intégrer le FBI, au début ses rapports avec McCord qui le teste en permanence, sont difficiles. Mais les services techniques vont déterminer que Leggett a bien tiré sur Buchanan, et qu’en outre il est responsable de plusieurs morts dans des attaques de banques sanglantes. Leggett est arrêté, mais la bande Collins va tout faire pour le récupérer et monter une attaque contre la police. Leggett sera repris plus tard et mis en prison. Mais Farrell un des G Men ami de McCord a été tué. Le FBI qui entre temps est arrivé à faire voter des lois pour faire usage des armes à feu et mieux poursuivre les criminels, va poursuivre Collins. Celui-ci s’est réfugié avec toute la bande dans la maison même de McKay qu’ils retiennent prisonnier. Le FBI donne l’assaut, McKay est tué, et Collins va Brick va retrouver Jean qui s’ets mariée avec Collins. Grâce à elle le FBI va pouvoir localiser Collins. Mais Collins a l’idée d’enlever la sœur de McCord, Kay, qui est infirmière et qui soigne Brick qui a été blessé. Collins va abattre son épouse qui l’a trahi, puis, se servant de Kay comme d’un bouclier tente de se faire un chemin, mais Brick l’abat. Il va retourner à l’hôpital avec Kay qui va le soigner et certainement un peu plus ! 

    Les hors la loi, G Men, William Keighley, 1935 

    Le technicien va trouver un rapport entre les balles qui ont tué Buchanan et celle des braqueurs de banque 

    C’est, je crois, le premier film à la gloire du FBI. Si l’histoire est des plus banales, le film est bien meilleur que d’autres du même genre comme le répugnant FBI story de Mervyn LeRoy, tourné en 1959 avec James Stewart. Le scénario a au moins le mérite de ne pas présenter la pègre toute d’une pièce comme un ramassis de fumiers et de dépravés. Les caractères sont beaucoup plus nuancés. Brick est un enfant des rues qui aurait pu mal tourné s’il n’avait pas été aidé par un truand pour le remettre dans le droit chemin. Dans la bande de Collins, Kay ne méritait pas de mourir. Bien sûr les agents du FBI sont tous présentés comme irréprochables, mais Brick choisit le métier de G Man aussi parce qu’il n’arrive pas à percer en tant qu’avocat. Bien que le récit présente des aspects faussement documentaires, les techniciens du laboratoire, les méthodes d’entrainement des agents, c’est assez fantaisiste, notamment quand on présente le chef du FBI, ici dénommé McCord, comme allant directement sur le terrain au contact des balles de truands venimeux. En quelque sorte il y a un parti-pris d’humaniser le FBI à travers la figure de Brick. Pour cela le scénario va le faire hésité entre deux femmes, la bad girl, Jean, qui chante et montre ses cuisses dans les cabarets et Kay, la sage infirmière, un peu pimbêche, mais qui a un cœur et qui soigne. Jean n’est d’ailleurs pas montrer comme une mauvaise femme, mais une malheureuse que Brick a un peu trop longtemps ignorée. 

    Les hors la loi, G Men, William Keighley, 1935 

    Leggett sait qu’il est repéré par la police 

    Le film tente de démontrer que les agents du FBI sont très virils, non seulement ils affrontent le danger sans la moindre peur, mais entre eux ils poursuivent une sorte de compétition, loyale cela va de soi. Ce sont des gars rudes, et Brick sortira de son lit d’hôpital pour régler son compte au dernier truand encore en liberté. Cependant, en développant l’histoire comme un film d’action, le film évite de tomber dans la niaiserie. Mais évidemment en présentant le FBI comme une organisation quasi familiale, le film perd de son impact car cette agence fédérale cherchait principalement à démontrer qu’elle avait besoin de renforts et de crédits continument, car le crime se renouvelle toujours avec constance et malgré les succès, il faut rester vigilent. 

    Les hors la loi, G Men, William Keighley, 1935 

    La bande à Collins va libérer Leggett 

    La mise en scène est très bonne, c’est rythmé, avec une belle photo de Sol Polito, grand photographe qui semble inventer ici quelques tics du film noir, la fumée des armes à feu, les lampes qui se baladent au-dessus des têtes de ces hommes sans conscience, l’utilisation des stores vénitiens et j’en passe. Il y a de beaux mouvements de caméra, de longs travelling arrière dont on n’avait pas encore tout à fait l’habitude. Je l’ai dit, c’est sans doute le premier film à la gloire du FBI. Quand il est ressorti, en 1949, on lui a accolé une introduction pour renforcer ce côté documentaire. Un peu comme si on voulait lui donner un aspect image d’archive en même temps que de s’excuser de l’archaïsme des costumes et des automobiles. C’est peut-être ici qu’a commencé aussi cette longue série des films semi-documentaire qui présente la ville, quelle qu’elle soit, comme livrée à la corruption et à la violence des gangs. Les batailles sont très bien filmées, et la contreplongée sur Collins menaçant de tuer Kay est très jolie. Keighley est en avance sur son temps, pourrait-on dire. Il y a quelques scènes inutiles ou trop longues comme les entrainements sportifs de Brick qui se fait dominer avec le Jiu Jitsu de Farrell.   

    Les hors la loi, G Men, William Keighley, 1935 

    Jean va révéler la planque de Collins 

    L’interprétation est très relevée. D’abord James Cagney qui passe ici d’ennemi public au statut d’agent fédéral qui pourchasse le crime. Certes il cabotine un peu, mais il apporte un dynamisme certain à son personnage, c’est sur son nom que le film a été construit. Robert Armstrong est McCord, le chef qui s’humanise au fil du temps. Il est très bien aussi. Il y a également Lloyd Nolan dans le rôle de Farrell qui meurt assez vite, mais qui deviendra par la suite un des piliers du film noir du cycle classique. Les gangsters sont très bons, Barton McLane est le cruel chef de bande Collins. Lui aussi deviendra un pilier du film noir, alternativement comme gangster borné et flic obstiné. Les personnages féminins sont bien moins travaillés. Pourtant ce sont deux bonnes actrices qui se partagent Brick, Margaret Lindsay dans le rôle de Kay est un peu effacée tout de même, mais Ann Dvorak dans le rôle de Jean est très présente et mérite le détour. 

    Les hors la loi, G Men, William Keighley, 1935 

    La police assiège la maison de McKay 

    Le film fut un bon succès commercial, ce qui explique qu’on l’ait ressorti en 1949 avec une introduction dans l’air du temps histoire de le dépoussiérer, mais il n’en avait pas vraiment besoin. Ce succès est mérité, le film est bon, et aujourd’hui en trouve de bonnes copies en Blu ray.

    Les hors la loi, G Men, William Keighley, 1935 

    Collins va se servir de Kay comme bouclier

     

     

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  •  Impact, Arthur Lubin, 1949 

    Arthur Lubin a un peu tout fait en plus de quarante années de carrière. Surtout abonné aux films de genre, il tournera avec Boris Karloff et Bela Lugosi Black Friday en 1940, puis dirigera les comédies douteuses d’Abott et Costello, ou encore une série avec Francis le mulet qui parle et qui deviendra à la télévision Mister Ed, le cheval qui parle, il tournait beaucoup. Mais on lui doit aussi quelques petites incursions très réussies qui demandaient du savoir-faire dans le film noir, notamment Gangs of Chicago en 1940 sur un scénario de Samuel Fuller et le très bon Footsteps in the fog en 1955[1]. Et puis il a fait Impact qui est devenu au fil du temps une référence du cycle classique du film noir, avec l’évolution d’Hollywood, il se tournera avec succès vers la télévision. Il a également été acteur dans les années vingt. Mais son autre particularité est qu’il a été probablement assassiné par le tueur en série Efren Saldivar qui travaillait dans un centre médical adventiste de Glendale et qui a avoué avoir tué des dizaines de patients, il se surnommait lui-même l’ange de la mort. Le scénario a été écrit par Dorothy Reid, une vétérante qui a travaillé pour David Griffith, et Jay Dratler, un grand nom, en tant que scénariste, du film noir, puisque c’est lui qui a écrit le scénario de Laura de Preminger, ou celui de Dark Corner d’Henry Hathaway, ou encore Pitfall d’André de Toth, ce qui n’est pas rien. Le film était produit par les frères Harry et Leo Popkin qui avaient créé un studio dénommé Million dollar productions. Comme les frères King ils étaient très intéressés par le film noir et travaillèrent ensuite pour United Artists en tant que producteurs indépendants sur des sujets comme D.O.A. de Rudolph Maté, The thief de Russell Rouse[2]. Manifestement ils recherchaient l’originalité. 

    Impact, Arthur Lubin, 1949 

    Walter affronte le conseil d’administration 

    Walter Williams est un industriel puissant qui a réussi à la force du poignet, en grimpant les échelons un à un. Il a de vastes projets, et après avoir mis son conseil d’administration au pli, il doit partir en voyage d’affaires pour concrétiser le rachat d’usines. Sa femme, Irene, qui prétend avoir une rage de dents ne peut pas le suivre. Mais elle lui demande de récupérer son cousin, Jim Torrence, pour l’amener sur Denver. En vérité ce n’est pas son cousin, mais son amant et ils projettent tous les deux un mauvais coup. Prétextant une crevaison, Jim va estourbir Walter et le précipiter du haut de la route, croyant l’avoir tué. Mais en s’enfuyant au volant de la voiture de Walter, Jim va percuter un camion d’essence. Sa voiture prend feu, explose et finit dans le ravin. Entre temps Walter sort de son KO et tente de retrouver la route. Il grimpe à l’arrière d’un camion. Bien que choqué, il comprend que Jim et Irene sont de mèche. Il en aura rapidement la confirmation en téléphonant à la tante d’Irene qui annonce qu’elle n’a pas de fils. Il arrive dans la petite ville de Lakspur, plutôt dans la débine. Il va voir un médecin qui lui diagnostique un traumatisme crânien. Un peu rétabli, il va faire la connaissance de la belle Marsha Peters qui gère une petite station-service. Il se fait embaucher sous le nom de Bill Walker comme mécano. Dès lors, il mène une petite vie pépère et commence à tomber amoureux de Marsha. Pendant ce temps la police enquête sur la disparition de Walter. Le lieutenant Quincy est particulièrement déterminé et commence à comprendre qu’Irene est à l’origine du drame et que c’est elle qui a ourdi l’assassinat de Walter avec son amant. Il la fera prendre en filature, mais elle est méfiante. Désespérant de pouvoir la coincer en même temps que Jim Torrence, la police finit par arrêter Irene dont la défense s’avère difficile selon son avocat. Après bien des tergiversations, Walter refuse de continuer à fuir et désirant refaire sa vie avec Marsha, il décide de rentrer à San-Francisco afin de divorcer d’Irene. Mais en réapparaissant brutalement auprès de la police, il déclenche une contre-attaque virulente d’Irene qui l’accuse d’avoir assassiné son amant. Dès lors, c’est elle qui est libérée, et Walter qui se retrouve sous les verrous. Quincy, persuadé de l’innocence de Walter, continue à enquêter, aidé par Marsha, mais ça ne donne rien, d’autant qu’ils n’ont pas pu retrouver la domestique chinoise, Si Lun, qui pourrait parler peut-être en faveur de Walter. Le procès de Walter arrive très vite, le procureur demandant la peine de mort pour lui. Dans le tribunal, Marsha reconnait Si Lun, elle la poursuit dans le quartier chinois, et obtient des renseignements qui vont mener Quincy et Marsha à un hôtel où Irene et Torrence avaient rendez-vous la nuit du crime. Ils vont y trouver une valise qui contient toutes les preuves dont ils ont besoin pour innocenter Walter. Le juge le libère, mais fait incarcérer Irene dans l’attente d’un jugement pour avoir fomenter une tentative d’assassinat. 

    Impact, Arthur Lubin, 1949 

    Torrence pense avoir tué Walter 

    Le scénario contient quelques astuces bienvenues dont le revirement d’Irene prompte à accuser Walter d’assassinat n’est pas la moindre. Si cela n’apparait pas très original, c’est, en tous les cas, bien ficelé. Mais sous les dehors d’une simple histoire de meurtre d’un couple adultérin, il y a bien plus de profondeur qu’on ne le pense. D’abord il n’y a pas un trio, mais deux, le premier est formé d’Irene, Walter et Torrence, et le second d’Irene, Walter et Marsha. Ce qui veut dire que les deux femmes sont celles qui conduisent le récit et qui vont se livrer à une lutte à mort. Ce n’est pas pour rien que c’est Marsha qui joue un rôle déterminant dans l’apport des preuves qui vont faire libérer Walter et mettre Irene à l’ombre. Walter est passif, il attend que les évènements décident pour lui. Marsha porte le pantalon, on le voit tout de suite, dès la première rencontre avec Walter, elle dirige une station-service dans une salopette de pompiste, symbole de la virilité, tandis que son futur mécano est encore complètement hébété. D’ailleurs en jouant auprès de sa femme qui le cocufie allègrement, il a l’air d’un imbécile dévirilisé dans cette manière de minauder en lui offrant des fleurs ou des bijoux, comme s’il voulait à tout prix attirer ses faveurs par des cadeaux disproportionnés. Irene se moque de Walter, mais elle dirige aussi le niaiseux Torrence qui est manifestement une autre marionnette et qui fait ce qu’elle décide. Si le but d’Irene est de se débarrasser d’un mari encombrant pour lui piquer son fric et aller vivre avec son amant, celui de Marsha est de se débarrasser d’Irene pour récupérer un mari riche et prévenant qui remplacera celui qui est mort à la guerre. 

    Impact, Arthur Lubin, 1949 

    Encore sous le choc, Walter échoue dans une petite ville 

    La lucidité masculine n’appartient qu’au seul lieutenant Quincy qui est un vieux sage proche de la retraite qui n’est plus guère intéressé par les choses de ce monde et surtout pas par le sexe et l’amour. Mais Walter n’est pas forcément très sympathique. D’abord parce qu’en changeant d’identité il fuit ses responsabilités et refuse l’affrontement, il ne s’y résoudra que sous la pression indirecte de Marsha. De même Irene et Torrence tentent eux aussi de changer d’identité, maladroitement cependant, et c’est ce qui perdra Irene. Mais c’est aussi un homme dur en tant que chef d’entreprise qui aime défier ses actionnaires et les vaincre en leur jouant un chantage au dividende. Cependant en arrivant à Larkspur, il semble changer de comportement et trouver des vertus à sa nouvelle identité. Il sent alors qu’il pourrait vivre tranquillement dans une petite ville, en n’ayant pas d’autres ambitions qu’une conduite routinière. Ici il ressemble à Jeff le héros d’Out of the past de Jacques Tourneur tourné quelques deux ans avant[3]. Les deux hommes s’occupent d’une station-service dans un coin tranquille. Mais tous les deux vont se lasser de ce calme et ils retourneront pour le meilleur ou pour le pire vers la ville – dans les deux cas San Francisco. En arrivant dans cette petite ville Walter se pose au contact de Marsha la question de son identité, bien au-delà d’un simple patronyme. 

    Impact, Arthur Lubin, 1949 

    Marsha embauche Walter comme mécano 

    L’opposition ville-campagne fonctionne très bien. A la campagne on s’amuse comme des fous à jouer les pompiers bénévoles et on mange des tartes à la cerise ! C’est à la ville que se fomente le crime qui va avec l’accumulation des richesses. On aura droit à des vues de San Francisco, avec ses rues en pente forte qui semblent signifier une plongée dans les abîmes de la turpitude, et c’est là aussi qu’on verra le quartier chinois complètement englué dans la pauvreté et marginalisé – les Chinois apparaissant comme des personnes dignes et honnêtes malgré leur rang inférieur. Mais la ville ce sont aussi des policiers, des juges et des avocats qui tentent par tous les moyens de profiter de n’importe quelle opportunité pour engranger de l’argent. L’avocat d’Irene, avant même de dire quoi que ce soit sur son dossier, commence par négocier un fort pourcentage de la richesse de celle-ci, histoire de lui faire bien comprendre que ce ne sera pas une mince affaire que de la tirer de ce mauvais pas. Il y arrive presque bien que ce soit sa cliente qui ait fait tout le travail de sape pour retourner le procureur contre son mari. 

    Impact, Arthur Lubin, 1949 

    Irene est accusé de meurtre sur la personne de son mari 

    La mise en scène est à la hauteur du scénario. C’est dans sa fluidité qu’on va ressentir l’ambigüité des personnages et des situations. Les mouvements de caméra sont très élégants, et la photo est du grand chef opérateur Ernst Laszlo. Elle se révèle excellente surtout lorsqu’il faut travailler sur des espaces clos et une lumière faible. C’est un peu moins bien dans les rues de San Francisco, ce qui semble provenir d’un manque de moyens. On remarquera que Lubin a une capacité à passer du plan moyen au plan général dès lors qu’il veut donner une impression de puissance aux lieux, c’est typique quand il filme le conseil d’administration ou encore Irene seule dans son vaste appartement, en saisissant en même temps le plafond et le sol dans le champ, il donne une impression, de puissance, mais aussi de solitude. Les deux passages de Walter à la gare sont particulièrement réussis, mais surtout il y a la confrontation entre Walter et Irene dans le bureau du procureur qui multiplie les angles de prises de vue afin de mieux mettre en perspective le trouble qui passe de l’un à l’autre des protagonistes. On retiendra encore le procès – mais c’est plus balisé – et surtout la poursuite entre Marsha et Sin Lu qui prend son point de départ dans les couloirs de marbre du palais de justice et qui s’achève dans le quartier chinois. 

    Impact, Arthur Lubin, 1949

    Walter songe à quitter Larkspur et la belle Marsha 

    Ce n’était pas un film à petit budget, on le voit aux noms qui s’étalent au générique. Du reste il dépasse une heure et demi et ne peut être considéré comme un film de série B. L’interprétation est bonne, malgré Brian Donlevy, raide comme à son habitude, et qui manque beaucoup de charisme. Il n’a comme excuse que le fait qu’il interprète un personnage particulièrement perturbé. Les femmes sont très bien. Ella Raines dans le rôle de la douce Marsha nous rappelle qu’elle a été une actrice importante pour le film noir, notamment pour Siodmak. Mais Helen Walker dans le rôle d’Irene Williams est bien plus impressionnante. Bien que son rôle soit un peu plus étroit, elle a le temps de faire une démonstration de la grande diversité de son talent, ainsi après avoir vu en face d’elle Walter qu’elle croyait mort, elle a un moment de panique, mais elle se reprend rapidement et démontre sa capacité de calcul pour dominer à nouveau la situation et la renverser. Elle minaude aussi très bien pour donner le change à son couillon de mari qui doit partir sur les routes et qui ne se doute de rien. C’est une actrice qui aurait dû avoir une meilleure carrière, certes elle a joué dans Nightmare alley d’Edmund Goulding et elle y était impressionnante. Mais il semble qu’elle ait été mise un peu sur la touche suite à un accident de voiture dramatique qui entraîna la mort d’un de ses passagers, des militaires qu’elle avait pris en stop – c’est du moins la version officielle. Cet accident, probablement dû à l’alcool, entraîna une hospitalisation car elle s’était fracturé le bassin, puis un interminable procès des deux militaires survivants qui la harcelaient. Elle finit par sombrer dans l’alcoolisme, puis sa maison prit feu, et il fallut se cotiser pour lui venir en aide. Elle mourut d’un cancer à 47 ans, oubliée de tous. Notez encore la prestation de Charles Coburn dans le rôle de Quincy le malicieux policier. Et puis il y a aussi Anna May Wong dans le rôle de la chinoise Si Lun qui est aussi très excellente. 

    Impact, Arthur Lubin, 1949

    Walter a décidé d’affronter la justice 

    C‘est incontestablement un très bon film noir, dans la tradition du cycle classique, il a mis cependant du temps à arriver à ce statut. Avec peu de prétention, il parvient cependant à faire passer beaucoup de choses. Longtemps ce film circulait dans des versions médiocres, mais aujourd’hui on le trouve dans des versions DVD de bonne qualité sur le marché français. 

    Impact, Arthur Lubin, 1949 

    Irène accuse son mari d‘avoir assassiné son amant 

    Impact, Arthur Lubin, 1949 

    Su Lin ne veut pas témoigner 

    Impact, Arthur Lubin, 1949 

    L’avocat de Walter va démontrer qu’Irene a planifié la mort de Walter 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/des-pas-dans-le-brouillard-footsteps-in-the-fog-arthur-lubin-1955-a127614208

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/l-espion-the-thief-1952-russell-rouse-a114844924

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/la-griffe-du-passe-out-of-the-past-jacques-tourneur-1947-a118298548

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  • Disparition de Sidney Poitier 

    No way out, Joseph L. Mankiewicz, 1950 

    Sidney Poitier vient de disparaître à l’âge de 94 ans. Ce fut un acteur important dans les années cinquante et soixante. Au lieu de commencer par nous dire que c’était un bon acteur, le malheureux Thomas Sotinel – il y a sot dans son nom – nous dit que c’était une légende du cinéma et l’acteur le mieux payé d’Hollywood qui régnait sur le box-office[1]. C’est évidemment faux, et même extravagant. Certes il a dépoussiéré la manière d’utiliser les noirs dans les films populaires, et il fut incontestablement le premier noir à atteindre le statut de star. Inévitablement il fut enrôlé dans des films antiracistes, No way out de Joseph L. Mankiewicz est son premier film et date de 1950[2]. On le retrouvera dans des rôles similaires dans Edge of the city de Martin Ritt en 1957 ou encore dans The defiant ones de Stanley Kramer, militant des droits civiques qui le retrouvera dans ce qui sera certainement son plus grand triomphe, Guess who coming to dinner en 1968. C’était un sujet important dans ses années-là aux Etats-Unis.  

    Disparition de Sidney Poitier 

    Edge of the city, Martin Ritt, 1957 

    Ces films allaient avec une certaine forme de modernité et de tolérance et donc avec la musique de jazz qui fut tout de même un véhicule important pour donner de la profondeur dans les représentations de l’âme on verra donc Sidney Poitier avec Paul Newman dans un nouveau film de Martin Ritt, Paris blues en 1961. L’avantage de ce film est qu’il n’était pas militant pour la cause des afro-américains, mais qu’il donnait un rôle de musicien habité par son art à un noir. Le film n’avait pas toutes les audaces cependant, et les couples n’étaient pas mixtes, on avait d’un côté Paul Newman et Joan Woodward, et de l’autre Sidney Poitier et Diahann Carroll. Il essaya assez souvent d’échapper à son destin de militant antiraciste. Dans Blackboard jungle de Richard Brooks, il était un petit voyou qui emmerdait son professeur pourtant plein de bonne volonté. Certes il revenait ensuite à de meilleurs sentiments, mais au moins Sidney Poitier acceptait de montrer aussi un côté sombre et négatif d’un jeune noir. Dans les films de Martin Ritt ou de Stanley Kramer, il se montrait toujours plein de compassion, et cette compassion le conduisait sur le chemin de la fraternité. 

    Disparition de Sidney Poitier 

    The defiant ones, Stanley Kramer, 1958 

    En 1959 il tournait sous la direction du grand Otto Preminger Porgy and bess, adaptation de l’opéra de Gershwin. Il jouait Porgy, l’handicapé misérable à la merci de n’importe quel coup dur aux côtés de Dorothy Dandrige qui eut une vie des plus tourmentée. En dehors de Guess who coming to dinner, les plus gros succès de Sidney Poitier ont été le personnage du détective Tibbs, In the heat of the night de Norman Jewison en 1967, Call me mister Tibbs de Gordon Douglas en 1970 et The organization de Don Medford en 1971. Ces véhicules assez faibles reprenaient l’antienne du racisme à travers les difficultés qu’un policier noir pouvait rencontrer dans l’exercice de ses fonctions dans les Etats du Sud. 

    Disparition de Sidney Poitier 

    Paris Blues, Martin Ritt, 1961 

    Il a eu cependant des rôles plus intéressants. Par exemple dans The slender thread, un des premiers films de Sidney Pollack, en 1966, il était un jeune étudiant qui participait bénévolement à un service d’appels de la dernière chance pour venir en aide à des gens qui ont envie de se suicider. En français le film s’appelait 30 minutes de sursis, il fallait tenir trente minutes pour tenter de sauver une jeune femme malheureuse de ses tendances suicidaires. Le film n’a eu aucun succès, mais ce fut un très bon rôle pour Sidney Poitier. La couleur de sa peau n’avait alors aucune importance pour le rôle lui-même qui ne demandait qu’un peu d’humanité. 

    Disparition de Sidney Poitier 

    Blackboard jungle, Richard Brooks, 1955

    La même année il tournait dans Duel at Diablo, un western de Ralph Nelson, un autre militant de la cause des noirs américains. Il y jouait le rôle d’un joueur, dresseur de chevaux, un peu cupide tout de même. Il démontrait qu’un noir en tant que bon américain pouvait tuer tout aussi bien des indiens que des blancs. Ce film contient une séance d’ouverture excellente qui vaut le détour, mais il est aussi tout de même une défense des Indiens très intéressante. 

    Disparition de Sidney Poitier 

    Porgy and Bess, Otto Preminger, 1959 

    Les années soixante-dix furent nettement moins intéressantes pour Sidney Poitier. Il ne trouva plus vraiment de rôle à la hauteur de son talent et il disparut progressivement des écrans. Il a accompagné l’émancipation des noirs pour en faire des citoyens comme les autres. Et même si ce mouvement n’est certainement pas terminé, le fait que les afro-américains aient atteint de nouveaux statuts dans la société comme au cinéma explique au fond pourquoi Sidney Poitier a disparu. Il avait fait son temps, dans le bon sens du terme. 

    Disparition de Sidney Poitier 

    The slender thread, Sidney Pollack, 1966 

    Disparition de Sidney Poitier 

    Duel at Diablo, Ralph Nelson, 1966



    [1] https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/01/07/sidney-poitier-premier-acteur-noir-a-recevoir-l-oscar-du-meilleur-acteur-pour-le-lys-des-champs-est-mort_6108597_3382.html

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-porte-s-ouvre-no-way-out-joseph-l-mankiewicz-1950-a191324122

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