•  La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    La carrière tourmentée d’Orson Welles s’est orientée à partir de deux sources d’inspiration principales : le film noir, avec la mise en scène de personnages riches et criminels, et puis bien sûr Shakespeare. Mais par-dessus tout, ce qui fait la cohérence et l’unité de l’œuvre, en dehors de la manière si singulière de filmer, ce sont ses personnages hors du commun qui se heurtent finalement à des limites bassement matérielles. The lady of Shangaï est souvent célébré comme un des films les plus aboutis de Welles. Il est vrai qu’il a été conçu dans le confort économique des studios hollywoodiens, et qu’il n’a pas connu comme à l’ordinaire les affres de la recherche des financements. Cependant ce film est entouré d’une légende : les studios en auraient sabordé la sortie pour punir Welles d’avoir coupé les cheveux de Rita Hayworth alors au faîte de sa gloire. Comme très souvent avec Welles il semble que cette légende soit fausse : en effet, il n’y a aucune raison pour que les studios se punissent eux-mêmes en sabordant un de leurs films, d’autant que la nouvelle coupe de cheveux de cette star devait leur être bien connue avant même la fin du film. Mais il est un fait qu’avant de devenir un classique du film noir et un classique du cinéma tout court, The lady of Shangaï n’a pas trouvé son public, et qu’après cela Welles aura de plus en plus de mal à financer ses projets, tournant de plus en plus souvent en Europe. Il reviendra cependant à Hollywood pour tourner The touch of evil, film noir sur lequel il n’était prévu au départ que comme acteur et qu’il finira par mettre en scène de fort belle façon. En vérité, plutôt qu’un ostracisme des studios, il faut voir l’éloignement de Welles d’abord comme la conséquence de la faiblesse des recettes de ses films en salles. Trop longtemps il vécut à Hollywood sur le succès commercial de Citizen Kane. Mais le manque de résultats de ses autres films finit par le rattraper. Contrairement à ce qu’on dit il n’était pas boycotter par les studios, il tournait régulièrement en tant qu’acteur dans des films hollywoodiens de prestige, et cela lui permettait d’assurer son haut train de vie. Et puis comme ses propres réalisations étaient estimées en Europe, il y trouva plus facilement des financements qu’à Hollywood où les critères de sélection des projets n’étaient pas les mêmes.

     La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Michaël rencontre Elsa dans Central Park 

    A l’époque où il tourne The lady from Shangaï, Welles est marié avec Rita Hayworth avec qui il a eu un enfant. C’est un couple à la fois glamour et improbable : une star très sexy, très représentante du Hollywood glamour, et un réalisateur plutôt effronté et rebelle. On notera que dans ce film, Welles n’a pas transformé son allure, ni son nez, il est même assez mince, et peut, même s’il n’est pas beau, incarner un héros de film noir facilement, un héros façon tough guy. C’est un des seuls films où on peut le voir à « l’état naturel ». il conserve seulement son côté emprunté par opposition justement à Rita Hayworth qui est magnifiée comme une sorte de déesse de l’amour malveillante autant que sublime. Lorsque ce film est mis en chantier, en 1947, le film noir en tant que genre est à son sommet. Welles va se laisser porter par la vague, même s’il va y ajouter sa touche personnelle. Contrairement à ce qu’on a dit l’histoire, pour peu qu’on soit versé dans le film noir, est assez simple[1], en tous les cas comparativement à d’autres films comme The big sleep.  

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947

    A l’origine, avant d’être un scénario de Welles, il s’agit d’un ouvrage de Sherwood King dont on ne sait rien à part ça, qui a été achetée 600 $ par William Castle, réalisateur et producteur. L’histoire est presqu’un classique du film noir : un marin désargenté et oisif, tombe sous le charme d’une femme vénéneuse qui l’attire dans un piège morte. Elle désire faire exécuter son très riche et très vieux mari afin de s’approprier sa fortune. Même s’il se rend compte que cette femme lui tend un piège mortel, Michael ne peut se résoudre  à s’y soustraire. C’est presqu’en connaissance de cause qu’il y plonge les deux pieds en avant. Il va donc accepter d’accompagner Bannister, son associé et sa femme Elsa dans un improbable périple qui le mènera de New-York à San-Francisco en passant par Acapulco et les Caraïbes. A San-Francisco, l’affaire se dénouera lorsque Grisby, l’associé de Bannister lui proposera un marché absurde : de l’argent contre sa signature au bas d’une lettre où il reconnaîtra qu’il l’a assassiné. Grisby fait passer la pilule en lui disant qu’il veut disparaître pour toucher la prime d’assurance et que si on ne retrouve pas le corps, il ne pourra jamais être condamné. Mais Michael est obnubilé par les 5000 $ qu’il pourrait gagner dans l’affaire et qui lui permettraient de partir refaire sa vie avec la belle Elsa. Les choses ne vont pas tourner comme il le croit, Grisby sera bel et bien assassiné et lui se retrouvera accusé de meurtre. Défendu par Bannister lui-même qui a la réputation de jamais perdre de procès, il risque d’être condamné à la chaise électrique, mais il réussit à s’évader du tribunal et rejoint par Elsa, il finira par comprendre les tenants et les aboutissements de l’histoire. Dans la galerie des glaces, il confessera Elsa de ses crimes, mais rejoint par Bannister, celui-ci la tuera, après avoir innocenté Michael. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947

    En attendant une embarcation Michaël écrit un roman 

    Rien de plus classique qu’un tel scénario. Et si tous les codes formels du film noir sont à l’œuvre, il reste que c’est un film très personnel de Welles. Les angles de lectures de ce film sont très nombreux. On peut le saisir du point de vue moral et même politique : pêle-mêle l’arrogance des riches – notamment lors d’une visite à Acapulco – et la dignité dans la pauvreté et l’indépendance de Michael sont mises en avant, comme les sentiments finalement assez simple de notre marin sont opposés à la perversité d’un infirme richissime et d’une femme cupide. Il y a donc une critique sociale évidente, presqu’une analyse en termes de lutte des classes : les riches sont comparés à des requins qui se mangent entre eux. Mais il y a aussi le portrait d’un avocat richissime dont l’ego le place au-dessus des lois et des simples mortels, il fera l’éloge de sa richesse expliquant que rien ne compte en dehors de l’argent, car cela compense son handicap. Comme Arkadin ou Kane, ou encore Quinlan, Bannister appartient à cette galerie des monstres qui peuplent l’univers de Welles. Pour accentuer le trait Welles donne très souvent une allure grotesque aux personnages, les gros plans de Grisby grimaçant ou de Bannister les font apparaître comme des insectes mauvais dont il vaut mieux se tenir à l’écart. Sans doute ce côté grimaçant qu’on trouve dans ce film a-t-il troublé les spectateurs plus habitués au naturalisme du film noir traditionnel. Même quand Welles filme le procès, il ne le filme pas à la manière des autres réalisateurs de films noirs, il donne un tour burlesque à l’affaire, comme si la condamnation de Michael n’était pas une affaire très sérieuse. Sans doute est-ce ce mélange des genres qui a dérouté les spectateurs. Par son scénario, le film se rapproche des romans marins de Charles Williams que Welles connaissait. N’oublions pas que Welles voulait à la fin des années soixante adapter Dead calm d’après cet auteur[2]. Mais Welles appréciait aussi Jim Thompson un autre grand auteur de romans noirs et il aurait voulu également porter à l’écran A hell of a woman[3]. Ces deux dernières remarques montrent à quel point Welles prenait le « noir » très au sérieux. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Elsa donne rendez-vous à Michaël à l’aquarium de San Francisco 

    Bien que ce film soit considéré souvent comme ce que Welles a fait de meilleur avec Falstaff, force est de constater qu’il y a un grand déséquilibre entre les parties. En effet, on peut supposer que Welles a tourné ce film pour se refaire une santé auprès des studios, réaffirmer en quelque sorte son autorité, et surtout faire un vrai succès commercial. Mais s’il suit très souvent les règles du film noir, surtout dans la dernière partie, il s’en écarte aussi d’une manière parfois un peu maladroite – sans doute pour donner plus de personnalité au film – en multipliant les digressions et le grotesque dont nous avons parlé plus haut. Le personnage de Grisby pose un problème de crédibilité à l’histoire tout entière : en effet il apparaît complètement fou et on ne peut pas comprendre qu’un homme aussi sain d’esprit que Michael rentre dans les combines moisies d’un tel hurluberlu. La surcharge des dialogues, outre qu’elle donne un côté bavard au film, lui donne un côté un peu théâtral qui brise le rythme. La caméra appuie aussi un peu trop sur l’infirmité de Bannister. Tout cela fait disparaître ce qu’il y a de fondamental : la passion de Michael pour la belle Elsa. Et là, Welles hésite, il montre Michael très méfiant et désabusé, mais aussi capable de rentrer sans précaution dans la pire des folies. Peut-on suivre de telles sinuosités ?

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Michaël accepte de simuler le meurtre de Grisby 

    Sans doute suis-je trop sévère parce que je regarde le film du point de vue du film noir. Mais évidemment c’est Welles, et tous ses films sont intéressants. Il y a beaucoup de trouvailles visuelles, à commencer par l’extraordinaire final dans la galerie des glaces où les personnages non seulement se morcellent, mais n’ont plus de place au point que Bannister et Elsa mettent un temps fort long à s’entretuer. Rien que pour cette scène, le film vaut le détour. On peut citer aussi la poursuite dans le Chinatown de San-Francisco, ces télescopages entre la misère des Mexicains et les riches touristes qui leur distribuent une aumône qui ne leur coûte pas grand-chose. Et bien sûr les longs plans de la calèche qui traverse Central Park. Il y a aussi des scènes d’action qui ne sont pas très adroitement filmées, surtout la bagarre dans Central Park. Il y a aussi toutes ces ombres furtives aussi bien dans la scène qui se passe près de l’Aquarium, que dans celles qui précèdent le meurtre de Grisby. On remarque ce goût pour l’exotisme ou s’opposent la jeunesse des Mexicains et l’usure morale et physique de Bannister comme représentant de l’Occident vieux et corrompu. Il y a aussi un regard plutôt tendre portée sur les Chinois de San-Francisco. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Michaël s’enfuit du tribunal 

    Le plus étonnant dans la distribution est sans doute Orson Welles qui s’est donné une allure de jeune homme. Il est presque mince, au naturel, il a l’allure du bon Américain dynamique et plein de bonne volonté. Je crois que c’est une des rares apparitions de cette sorte dans la carrière cinématographique de Welles. Il est excellent. Rita Hayworth dans le rôle d’Elsa est plus terne. Plutôt que sa coupe de cheveux, je me demande si ce n’est pas le fait de l’avoir mise un peu sur le bord du chemin qui a dérouté les studios et les spectateurs. Quoique dans le scénario ce soit elle qui mène la danse, elle apparait à l’écran comme très passive. Elle n’a pas cette ambiguïté qu’on attend d’une femme fatale vis-à-vis du mâle qu’elle s’apprête à détruire. Bannister est incarné par le vieux complice de Welles, Everett Sloane qui l’a accompagné aussi bien dans la création du Mercury Theater que dans le développement de ses premiers projets cinématographiques. Il charge un peu la barque, mais ça passe. Plus problématique est la prestation hallucinée de Glenn Anders qui interprète Grisby, oscillant entre folie et machiavélisme, et qui en fait des tonnes et des tonnes. Dans un rôle plus traditionnel de mauvais garçon on retrouve Ted de Corsia qui interprète le détective Broome qui n’hésite devant aucun chantage et aucune trahison, et qui paiera de sa vie son inconduite. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

    Il retrouve Elsa dans le pavillon  de la folie 

    Mr Arkadin qui a bien moins de moyens est plus cohérent, mais bien évidemment, The lady from Shangaï est un film qui passe allègrement les années et dont chaque vision nous apporte quelque chose de nouveau. Dans le classement IMDB des 100 meilleurs films noirs il arrive seulement en 46ème position, loin derrière d’autres films de Welles comme par exemple The stranger ou Touch of Evil qui se situe à la 6ème place. Certes ce n’est qu’un classement, mais il sonne tout de même comme une déception pour les admirateurs du talent d’Orson Welles. 

    La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947

     La dame de Shangaï, Lady from Shangaï, Orson Welles, 1947 

     


    [1] Joseph McBride dans Orson Welles, Da Capo, 1996 raconte qu’il lui a fallu voir le film huit fois pour comprendre l’histoire. C’est exagéré.

    [2] Un film assez médiocre sera tiré de ce roman par Philip Noyce en 1989 avec Nicole Kidman.

    [3] Ce sera Alain Corneau qui portera malencontreusement ce roman à l’écran sous le titre de Série noire.

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  •  A touch of sin, Tian Zhu Ding, Jia Zhangke, 2013

    C’est d’abord un film à principe : il va partir de quatre faits divers advenus dans la Chine moderne pour illustrer la dérive du pays vers ce que le capitalisme sauvage amène de pire. Cela ressemble à un film à sketches comme les Italiens en faisaient dans les années soixante. Sauf que si le ton est très réaliste, l’ensemble n’a rien de drôle. Le premier épisode raconte les problèmes de Dahai qui habite dans un village de la Chine du Nord, avec la corruption qui a gangréné toute la population. En effet, le potentat local a vendu au secteur privé une usine qui marchait très bien et qui appartenait au village dans son ensemble. Homme simple, il tente de faire des démarches pour dénoncer cette corruption, mais comme cela n’aboutit pas, il va régler ses comptes avec son fusil. San'er après un long périple revient dans son village pour l’anniversaire de sa mère. Il retrouve aussi sa famille – il a une femme et un fils à qui il envoie des mandats – mais il s’ennuie et à hâte de reprendre ce qu’il aime faire : assassiner des gens pour les dépouiller. Il développe là de vrais talents de tueur. La troisième histoire est celle de Xiao Yu, une jeune femme qui travaille dans un institut de massage où les hommes peuvent se payer du bon temps. Mais elle ne fait pas le putanat, elle s’occupe simplement de l’accueil des clients. Pourtant, une nuit, elle va tomber sur un oligarque local qui, avec son acolyte cherche à la violer, après lui avoir proposé de la payer. Xiao Yu se défend comme elle peut, et dans un accès de colère elle massacrera son agresseur. Xiao Hui est le dernier personnage du dernier épisode. C’est un jeune homme plein de vie qui travaille dans une usine textile où les conditions de travail sont difficiles, après qu’il ait provoqué un accident, il s’enfuit de la ville et s’en va sur la côte où il trouve un travail dans une boîte de nuit plutôt select. Il va tomber amoureux d’une jeune femme qui s’y prostitue, mais rapidement il va comprendre que cette relation est impossible, elle a en effet déjà une petite fille, et si elle se prostitue, c’est aussi pour l’élever. Cherchant un nouvel emploi ailleurs, il aboutira dans une autre usine, les conditions de travail sont telles qu’il finira par se suicider.

    A touch of sin, Tian Zhu Ding, Jia Zhangke, 2013  

    Dahai est en guerre avec tout le monde

    L’ensemble forme un tout qui montre comment la misère et la fatalité se mélangent pour écraser les plus faibles. Le tout s’appuie sur une description des plus précises des conditions de cette misère. Ici c’est le chef du village qui organise la claque pour accueillir l’escroc local qui s’est approprié le bien public. Là, c’est le chef de la chambre de commerce qui rackette les véhicules qui passent sur la route. Ou encore ce paysan borné qui bat avec une régularité de métronome son cheval presqu’à le tuer. Les grandes villes grouillent d’une population en constant déplacement, mais les nuits les villes sont vides. Le film se trouve ici à la charnière du film noir – la folie s’emparant des populations et les conduisant au crime – et du film prolétarien qui met en valeur la condition ouvrière et la vie du petit peuple. Dans la ville du Nord où habite Dahai, on verra comme un symbole la statue de Mao qui n’a pas encore été enlevée. Pour autant ce n’est pas un film misérabiliste, et le film rend compte tout de même du fait que la Chine a progressé et que la misère matérielle n’est plus tout à fait le sujet. Ce qui est en question c’est le moderne et la consommation. On voit en permanence des Chinois en train de se servir de portables ou de tablettes qui les isolent encore plus les uns des autres. Le train à grande vitesse qui est aussi le symbole de la séparation entre Xiao Yu et son amant, apparaît très propre et performant, mais il conduit directement à la mort.

     A touch of sin, Tian Zhu Ding, Jia Zhangke, 2013 

    San'er rentre chez lui 

    Bien entendu le film conserve un côté exotique, les Chinois ayant cette manie de manger n’importe où, n’importe quoi et n’importe comment, on sent bien que le capitalisme chinois est en train de travailler au nivellement des conditions de vie spécifique par un rapprochement des normes de consommation. Et bien sûr le développement rapide des inégalités rapproche encore un peu plus la Chine des pays occidentaux. Dans ces  conditions, on se rend bien compte que l’amour ne saurait être une compensation. Il est une impossibilité dès lors qu’il ne passe pas par le biais de la monnaie. La prostitution est endémique et banalisée en conséquence. L’individualisme est la règle bien entendu et c’est bien cela qui conduit au meurtre et à la violence.

     A touch of sin, Tian Zhu Ding, Jia Zhangke, 2013 

    Xiao Yu travaille la nuit dans une ville morte 

    La réalisation de Jia Zhangke est assez précise et s’appuie sur une photo, comme souvent dans les films asiatiques modernes, impeccable. Il a pour lui cette science dans la saisie de l’espace, non seulement parce qu’il sait parfaitement utiliser la profondeur de champ dans ses mouvements de caméra, mais aussi parce qu’il utilise au mieux le détail des décors. Par exemple quand Dahai travers la partie la plus ancienne de son village pour aller régler ses comptes, il surprend par cette opposition avec la modernité capitaliste. Les scènes qui sont filmées dans l’usine textile sont tout autant étonnantes de froideur. Il utilise la géométrie aussi pour rendre compte du développement particulier des villes chinoises qui sortent de terre comme des champignons. Notez qu’il maitrise parfaitement les scènes de foule, que ce soit dans les gares ou dans les rues, il a une science du mouvement qui est assez rare il faut bien le dire. Certes il utilise parfois certaines facilités, comme cette scène du début où on voit Dahai croiser San’er. L’autre point qu’il maitrise parfaitement est l’action. Car il y a des scènes d’action plutôt sauvages. Dès le début on verra San’er arrêté sur sa moto par une bande de jeunes voyous qui prétendent le racketter, il les tuera implacablement. Dahai lui aussi sait se servir d’un fusil, on le suivra dans son action rédemptrice qui le mènera à effacer dans la foulée le comptable, le chef du village, le potentat local et encore le misérable paysan qui bat son cheval. On suivra aussi San’er dans les rues, il abattra une femme pour lui voler son sac, après avoir usé de déguisement pour qu’on ne le reconnaisse point. Ou encore La manière dont se défend Xiao Yu contre son violeur. Tout cela est rythmé et soutenu.

     A touch of sin, Tian Zhu Ding, Jia Zhangke, 2013 

    Xiao Yu se défend contre son violeur 

    Tous les acteurs, bien que très peu connus chez nous, sont excellents. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’ils donnent une image particulière de la diversité de la Chine. Jiang Wu est Dahai, personnage à la fois drôle et exubérant. Une sorte d’Alberto Sordi chinois. Wang Baoqiang est par contre très sobre dans le rôle de San’er. Taciturne et calculateur, il ne laisse rien paraître de ses émotions, y compris vis-à-vis de sa famille. C’est la propre épouse de Jian Zhangke, Zhao Tao qui incarne Xiao Yu. Elle passe facilement de l’ironie désabusée à la haine et au désespoir. En effet c’est elle qui pousse son amant à quitter sa femme, donc à commettre l’adultère, ce qui ne lui amène bien des tourments. Luo Lanshan dans le rôle de Xiao Hui est peut-être un peu moins convaincant, sans doute manque-t-il de punch pour affronter ce rôle mouvant. Bien sûr il n’est pas déméritant, mais il n’est pas non plus très remarquable.

     A touch of sin, Tian Zhu Ding, Jia Zhangke, 2013 

    Xiao Hui travaille dans une usine de prêt-à-porter 

    En tous les cas ce film, s’il est la confirmation du talent de Jian Zangke, est bien le reflet de la vitalité du cinéma chinois aujourd’hui. Pour la petite histoire, A touch of sin avait été présenté à Cannes en 2013. Il obtint le prix du scénario, tandis que La vie d’Adèle obtenait la Palme d’or. Pour dire que Cannes c’est devenu au fil des années franchement n’importe quoi.

     A touch of sin, Tian Zhu Ding, Jia Zhangke, 2013 

    Xiao Hui n’a plus d’avenir

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  •  Le centenaire de Léo Ferré

    Aujourd’hui nous fêtons les cent ans de Léo Ferré. Les hommages vont se multiplier, on saluera l’anarchiste, l’homme en colère et tout ce qu’on voudra. Prenez le par n’importe quel bout, malgré toutes ses outrances et parfois son cabotinage, il a été d’abord et avant tout un grand poète populaire. Sans doute le dernier. Il a écrit des chansons et des poèmes dans des tas de genres différents, des succès populaires comme Le piano du pauvre ou Paris canaille qui fleuraient bon les bal musettes tout en y ajoutant une pointe d’ironie et de révolte contre un système social qui écrasent les plus pauvres. Et puis d’autres chansons à l’esprit plus surréaliste comme La mémoire et la mer par exemple qui fut un succès énorme.

    Il a joué un rôle d’éducateur pour toute une génération un peu en rupture avec les académismes ambiants. Il a fait connaître Aragon, Rutebeuf – Pauvre Rutebeuf a fait le tour du monde en français – Apollinaire, Rimbaud, Verlaine, Baudelaire et bien d’autres. Il a mis en musique tous ces poètes qu’on gardait un peu confinés dans les livres. C’est ainsi qu’il a donné aux uns et aux autres le goût des mots.

     

    Il nous manque vraiment. A part ça y’a rien à dire, juste à l’écouter chanter sa musique.

    Le centenaire de Léo Ferré

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  •  Lame de fond, Undercurrent, Vincente Minnelli, 1946

    C’est un film curieux, sans doute parce qu’il est signé Minelli, et que si celui-ci avait le sens du drame, il n’était pas fait pour le film noir. Mais c’est pourtant bel et bien un film noir, au moins par le scénario qui est très torturé et très psychologique. Les fantasmes, l’imagination, tout ce « courant souterrain » fait avancer l’action.

     Lame de fond, Undercurrent, Vincente Minnelli, 1946 

    An et Allan se marient 

    Ann est la fille d’un savant modeste qui se trouve être en affaire avec un autre savant multimillionnaire, Alan Garroway, qui est devenu un puissant industriel. Elle est célibataire, mais elle va tomber amoureuse d’Alan et, la réciproque étant vraie, ils vont se marier assez rapidement. Comme Allan est très riche, il fréquente que le gratin de la société, à Washington, à San-Francisco ou  ailleurs. Ann a du mal à s’y faire, passant d’une propriété à une autre, d’un cocktail à un dîner. Mais bientôt elle va découvrir qu’Alan manifeste une haine tenace pour son frère Michael, l’accusant de l’avoir volé, le décrivant comme un parasite vivant et un jaloux. Cette haine latente commence à enfoncer un coin dans la relation des jeunes époux. Ann est intriguée, et elle commence à mener une enquête qui va l’emmener jusqu’au ranch de Mike qu’elle rencontre sans savoir que c’est lui. Tout le monde observant que Mike a disparu, son ancienne maîtresse n’hésite pas à accuser Alan de l’avoir tué. Mike cependant va revenir vers la maison familiale et forcer Allan a avoué que sa richesse il l’a doit avant tout au fait qu’il a volé son invention à un savant allemand, antinazi, qu’il a assassiné. Mike va demander à Alan de dire la vérité à Ann, sinon, il le dénoncera lui-même. Devant se dilemme, et comprenant qu’il ne pourra pas trouver le pardon auprès d’Ann, Allan va tenter de l’assassiner.

     Lame de fond, Undercurrent, Vincente Minnelli, 1946 

    Au fil des jours Alan montre un aspect surprenant de sa personnalité, il est obsédé par son propre frère 

    Cette intrigue est compliquée parce que les personnages sont compliqués. En effet, Alan est bien un assassin, mais il est sincèrement amoureux d’Ann et voudrait bien trouver le pardon auprès d’elle. Il a fait fortune, mais il la donnerait volontiers contre l’amour de sa femme. Il l’aime tellement qu’il serait capable de la tuer pour qu’elle n’appartienne à personne d’autre qu’à lui. Mais les autres personnages du film ne sont pas moins ambigus. Ann en recherchant Mike pour comprendre ce qui s’est passé avec Allan, va en réalité tombé amoureuse de l’image qu’elle a de lui, puisqu’elle ne l’a jamais rencontré. C’est un peu comme si elle commettait l’adultère par procuration, et qu’en réalité elle cherche tout ce qui pourra alimenter ses propres fantasmes aussi bien sur son mari qui apparait comme un ogre cruel, que sur Mike qui est pour elle une sorte d’ange rédempteur paré de toutes les vertus. Mais Mike n’est pas très clair, il revient hanter son frère principalement parce qu’en réalité il est amoureux d’Ann. On voit que si Alan déteste son frère, Mike en a autant à son endroit sous le couvert d’une bonté affichée. C’est évidemment les relations compliquées entre ce trio qui fait tout l’intérêt du film. Et il y a en outre la lutte à mort entre deux frères comme un dévoilement de l’hypocrisie de l’idéal familial de l’Amérique.

     Lame de fond, Undercurrent, Vincente Minnelli, 1946 

    Ann est conquise par la maison de Michael 

    Il y a beaucoup d’emprunts à Hitchcock, à Rebecca et à Suspicion. Encore qu’on pourrait dire que le Marnie d’Hitchcock emprunte aussi à Undercurrent, cette histoire d’une mise en relation de la passion pour les chevaux et de la sexualité féminine. Le secret derrière la porte de Lang a aussi été évoqué comme une source possible de ce film. Le mari qui a un lourd secret et qui peut-être est en train de préparer le meurtre de sa femme. Ça ressemble à du Hitchcock, sans la fausse ironie que ce dernier manipule parfois – très souvent en fait – avec beaucoup de lourdeur. Mais il y a aussi comme très souvent chez Minelli l’opposition entre la richesse (Allan) et la condition modeste de Mike et d’Ann. Il ne s’agit pas de lutte de classes, mais plutôt d’affirmer que la fortune ne peut pas exister sans un cadavre dans le placard. En outre il est clair que cette poursuite de la richesse est une aventure handicapante et mortifère. Je passe sur les serviteurs noirs, on me dira que c’était l’époque, mais j’ai du mal à m’y faire. Ou plutôt ça m’empêche de m’intéresser aux personnages. Par exemple cette scène où la robuste Ann laisse le soin au vieux domestique de porter ses valises a quelque chose d’un peu indécent.

     Lame de fond, Undercurrent, Vincente Minnelli, 1946 

    Michael vient prévenir Alan qu’il dévoilera son secret 

    Le film se voit cependant sans déplaisir, mais il laisse un goût d’inachevé. Certains ont mis ça sur le compte de Robert Taylor qui dans le rôle de Alan serait un peu trop monolithique. Personnellement je ne trouve pas. Je pense plutôt que c’est une question de rythme. La première partie qui voit l’introduction d’Ann dans la haute société américaine est beaucoup trop longue. Ça devient plus intéressant quand Ann commence véritablement son enquête, qu’elle rencontre Sylvia, qu’elle sent la présence de Mike et qu’elle se rend au ranch de celui-ci. Au lieu de traiter l’histoire comme une romance qui tourne mal, Minelli aurait dû en faire une enquête. Je passe sur la lourdeur de la scène où Ann est sauvée de la mort par un cheval un peu capricieux. Les scènes de foule sont un peu bâclées, même si elles sont richement dotées, et les dialogues sont souvent filmés de profil, avec très peu de mouvements de caméras et de plans de coupe, ce qui donne peu de champ au film, un espace trop resserré.

     Lame de fond, Undercurrent, Vincente Minnelli, 1946 

    Alan se méfie maintenant d’Ann 

    Peut-être qu’au fond le principal problème est que ce soit un film MGM. En effet ce studio avait une conception du cinéma qui ne s’accommodait pas très bien avec la mise en scène de la crasse et du ruisseau. C’est pour cette raison que la distribution est « haut de gamme ». Katharine Hepburn était une immense vedette, Robert Taylor aussi et Robert Mitchum commençait à percer. Le film tourne autour d’Ann, et donc c’est un véhicule parfait pour Katharine Hepburn qui peut donner tout son registre, de la femme forte et un peu garçon manqué, jusqu’à l’amoureuse tendre et abandonnée au charme de la poésie. Robert Taylor est plu monolithique comme on l’a dit, mais que ce soit ou non dans sa nature, ça correspond de toute façon au personnage qui taille sa route sans tenir compte des personnes qui ne sont que des obstacles sur son chemin. Robert Mitchum par contre à l’air de s’ennuyer profondément, de se demander qu’est-ce qu’il fait là dans le rôle d’un jeune homme épris de poésie et de musique. Mais il a de la présence, c’est indéniable. Donnons au passage un bon point à Jayne Meadows qui incarne l’ancienne maîtresse de Michael. Elle ne percera pas au cinéma et fera une carrière essentiellement à la télévision.

     Lame de fond, Undercurrent, Vincente Minnelli, 1946 

    Ann a fait une chute de cheval 

    Bien que le film soit plombé par des scènes d’une grande niaiserie, les histoires de chien, les relations avec le père, etc. le film reste intéressant par les audaces sous-jacentes que son scénario contient.

     

     Lame de fond, Undercurrent, Vincente Minnelli, 1946

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  •  La ballade du bourreau, The travelling executioner, Jack Smight, 1970 

    Voilà un film étonnant qui permet de comprendre combien le cinéma américain était bien plus audacieux dans les années soixante-dix que dans les décennies qui ont suivi. Le sujet est en effet scabreux, l’humour est grinçant, et le réalisateur ne s’embarrasse pas de formalismes. Nous sommes en 1918. Jonas Candide est bourreau itinérant. Il se balade dans les Etats du sud, allant d’une prison à une autre pour exécuter les prisonniers qui ont été condamné à la peine capitale. Il gagne bien sa vie. Jusqu’au jour où il va tomber sur une femme allemande qui doit être exécutée. C’est la pente fatale, il va être séduit par elle et il va tout faire, d’abord pour retarder l’exécution, puis ensuite pour faire une fausse exécution, et enfin pour l’enlever et la faire évader à la barbe de ses gardiens. Les choses ne se passent pas pourtant comme Jonas le voudrait. Il n’a pas la main heureuse, d’abord on lui mutile sa chaise, puis ensuite on lui vole l’argent qui aurait pu lui permettre de soudoyer le docteur – son idée étant d’envoyer une décharge pour laisser croire que la prisonnière est morte, et ensuite le docteur devait la ranimer. Allant réclamer un prêt à la banque, il tuera le garde malencontreusement. Enfin, lorsqu’il fera évader la belle Gundred, celle-ci lui faussera compagnie en embarquant son camion, le laissant aux prises avec les gardiens qui le ramasseront. Ce sera lui qui sera exécuté.

     La ballade du bourreau, The travelling executioner, Jack Smight, 1970 

    Jonas prépare sa chaise 

    Le ton est volontairement grotesque, mais à travers cet humour noir, c’est à la fois le portrait d’un homme, Jonas, et celui d’une Amérique autant en guerre qu’inquiète. Jonas est un ancien prisonnier qui n’a trouvé comme moyen de rédemption que celui de devenir bourreau. Il fait semblant de s’identifier à son métier, jouant les bons professionnel. Mais au fond il est mélancolique et désespéré. Son seul rayon de soleil dans cette vie misérable sera sa rencontre avec Gundred qui pourtant se moque de lui et le manipule. Tout est donc à porte-à-faux. Le banquier qui a peur qu’on ne le prenne pas pour un bon patriote, le joueur de poker qui vole Jonas, mais aussi Jonas lui-même qui se révèle un baratineur extraordinaire. Evidemment le docteur est cupide et le gardien chef de la prison est une brute sanguinaire et concupiscente. Au bout du compte dans cette sarabande, c’est encore Jonas qui apparaît comme le plus sincère et le meilleur. Voleur, peut-être, escroc, certainement, mais il possède de vrais sentiments et accorde finalement sa pitié à un peu tout le monde.

     La ballade du bourreau, The travelling executioner, Jack Smight, 1970 

    Avant de l’exécuter Jonas rassure le condamné 

    Jack Smight n’a pas fait grand-chose de bon pour le grand écran, il a été plutôt un pilier des séries télévisées. Mais enfin il a fait au moins l’excellent Harper avec Paul Newman, film qui en 1966 annonça le retour du film noir comme genre. Pour le reste il a bricolé, tournant des épisodes de Columbo, et réadaptant pour la télévision l’ouvrage de James Cain, Double indemnity ou une énième mouture de Frankenstein.  En tous les cas The travelling executioner est une belle réussite. Le sujet est original, et les retournements de situations ne sont pas toujours ceux qu’on attend. A partir d’un scénario solide, la réalisation très soignée va mettre en scène des personnages et des décors qui tout en appartenant au passé, sont la marque de l’Amérique : le pasteur tricheur, le banquier qui veut se montrer bon patriote, etc. Il utilise de longs travellings pour faire ressentir la prison et ses couloirs comme un piège qui se referme sur tous ceux qui y pénètrent. Il met en scène aussi cette naïveté congénitale des Américains qui se laissent fasciner par n’importe quel objet – ici une chaise électrique – pour peu qu’on leur dise que cet objet est moderne. Dans la scène finale on verra le jeune Jimmy, le successeur de Jonas  comme bourreau, expliquer doctement qu’il va se mettre aux exécutions aux gaz ! La Guerre de 14-18 ayant fait la preuve de l’efficacité de ceux-ci.

     La ballade du bourreau, The travelling executioner, Jack Smight, 1970 

    Jonas va à la rencontre de Gundred 

    Tout le film gravitant autour de la personnalité de Jonas, c’est un véhicule parfait pour le talent de Stacy Keach. Bien que son physique limite ses possibilités – il est affligé d’un bec de lièvre – c’est un immense acteur. Il le prouve ici, comme il le prouvera un peu plus tard avec John Huston dans le magnifique Fat city. Il a joué également dans The new centurions de Richard Fleischer, d’après Joseph Wambaugh, et dans The killer inside me d’après Jim Thompson. Tout ça pour dire que ce n’est pas n’importe qui. En tous les cas il est parfait dans le rôle du bourreau mélancolique – sans doute avec Fat city une de ses meilleures interprétations. Le reste de la distribution a bien moins d’importance. Marianne Hill dans le rôle de la fourbe Gundred est bien, mais sans plus. Plus remarquable est Burt Cort dans le rôle du jeune Jimmy.

     La ballade du bourreau, The travelling executioner, Jack Smight, 1970 

    Jonas vient demander un crédit au banquier Lafolette 

    Il y a des scènes qu’on retient plus facilement que d’autres bien sûr, le passage à la chaise électrique de Jonas qui tourne au drame spectaculaire, mais aussi le défilé des putains qui vont gagner leur bœuf à la prison, ce qui permettra à Jonas de trouver la somme qu’il lui faut. Mais le film ne vise pas l’effet, et le meilleur vient le plus souvent des scènes rapprochées qui détaillent l’âme noire de Jonas. 

    La ballade du bourreau, The travelling executioner, Jack Smight, 1970 

    Jonas encourage Jimmy à faire correctement son travail 

     

    Cette fable cruelle a bien passé le cap des années. Et plus de quarante années après sa réalisation, elle dégage encore un parfum d’anarchisme virulent qui est du meilleur effet. On saura gré à Jack Smight qui est aussi le producteur du film de ne pas en avoir fait un énième plaidoyer contre la peine de mort.

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