•  L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967

    C’est un film qui a mauvaise réputation depuis sa sortie. Adapté du célèbre ouvrage d’Albert Camus, c’est une production haut de gamme. Visconti à la réalisation, Marcello Mastroianni dans le rôle de Mersault. Pourtant Visconti était tout à fait qualifié pour cette adaptation, en effet, avec Ossessione il avait déjà porté à l’écran d’une manière remarquable un des ouvrages maîtres de la littérature noire. L’étranger est le roman qui a fait le plus pour la renommée d’Albert Camus. Lui-même racontait qu’il avait été inspiré des romans noirs américains. Le succès du roman a été immédiat, et depuis sa parution en 1942 il ne s’est jamais démenti, preuve que son style n’a pas vieilli. En vérité cela vient de la technique narrative choisie par Camus, l’ouvrage est écrit à la première personne et le récit est construit en flash-back à la manière des romans noirs américains. Des imbéciles comme François Truffaut qui n’en perdait jamais une pour dire des saloperies considérait que ce roman valait bien moins que n’importe quel roman de Simenon. Il est en effet à la mode dans la petite bourgeoisie, depuis Sartre, de dénigrer Camus qui venait d’un milieu très pauvre. Truffaut qui comme la plupart des auteurs de la Nouvelle Vague se situait très à droite et sans guère d’admiration pour la Résistance, n’entendait rien ni au style cinématographique, ni au style littéraire. Simenon a toujours été un auteur qui bâclait, mais son style plaisait assez à la petite bourgeoisie. Je n’ai évidemment pas besoin de défendre Camus qui est mort depuis longtemps, et encore moins son livre qui le fait très bien tout seul.

      L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Lorsque la réalisation de L’étranger est mise en route, l’ouvrage est déjà considéré comme un monument ce qui peut être intimidant. C’est Dino de Laurentis qui en avait acquis les droits. Plusieurs réalisateurs ont été proposés, on a parlé de Joseph Losey, de Mauro Bolognini. Il est curieux qu’aucun réalisateur français ne ce soit vraiment intéressé à un tel sujet. La veuve d’Albert Camus a arrêtée finalement son choix sur Visconti. Mastroianni n’a été aussi qu’un second choix. Auparavant Alain Delon – très lié à l’époque à Visconti – et Belmondo avaient été envisagés dans le rôle de Meursault. On regrettera évidemment que le film de Visconti soit très difficile à voir aujourd’hui, il n’en existe pas, à ma connaissance, de copie en DVD.

    L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967  

    Meursault aux funérailles de sa mère 

    L’histoire est bien connue. Meursault  qui vient d’enterrer sa mère avec une grande indifférence, va se trouver embringué, pour rendre service à une vague relation, dans le meurtre d’un Arabe sur la plage. Cela l’amène en prison et passant devant le tribunal il ne manifestera ni regret, ni émotion. C’est ce qui le condamnera à la peine de mort, les juges insistant sur le fait que lors de l’enterrement de sa mère il n’ait pas manifesté le moindre chagrin. A partir de cette brève intrigue, Camus développe une méditation sur l’absurdité et le chaos de la vie, le peu de choix qu’elle suppose. La solitude de Meursault n’est jamais compensée par ces personnages qu’il croise au hasard de ses déambulations. On a vu dans ce roman une sorte de conte philosophique, mais on peut y voir aussi une sorte de roman noir, Albert Camus ayant reconnu qu’il avait écrit ce texte dans un but de divertissement.

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Meursault a beaucoup de désir pour Marie 

    La première difficulté de l’adaptation cinématographique est que le texte est écrit à la première personne et au passé composé. Cela donne un style à la fois oral et mélancolique au récit, proche de la technique des grands romans noirs américains. Visconti utilise la voix off en partie pour essayer de rendre le style oral de Camus.

    Tout le récit de Camus étant fondé sur une sorte de tragédie solaire, Visconti allonge sans doute inutilement les scènes donnant l’image d’une chaleur accablante. Le film a été tourné en partie en Algérie, histoire de donner une sorte d’authenticité au film. Les plages, les rues d’Alger servent de décor. Mais tout cela ne suffit pas. Malgré tout le film présente des longueurs, ou plutôt des outrances. Les scènes du procès frisent le grotesque. Tout ce qui dans le roman passait à cause de la distance affichée entre le héros et le récit qu’il racontait, se trouve saturé d’effets.

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Sintès qui bat sa compagne attire tout le monde dans l’escalier 

    Probablement le film souffre de l’interprétation. Marcello Mastroianni n’est pas un personnage grave ou indifférent, ici il donne plutôt l’impression d’un autiste, un rien sautillant qui ne se rend jamais bien compte où il se trouve. Mais c’est lui qui est la vedette du film. Les autres rôles pourtant interprétés par de grands noms tournent rapidement à la bouffonnerie. Seul Georges Géret dans le rôle de Sintès arrive à tirer son épingle du jeu. Georges Wilson est carrément ridicule dans le rôle du juge d’instruction. Anna Karina trimbale sa jolie et fine silhouette sans beaucoup de conviction. Bernard Blier semble s’être trompé de film et croit jouer pour Dino Risi. On ne trouve guère de talent non plus à la prestation de Bruno Cremer dans le rôle du prêtre. Preuve qu’il fait chaud, les acteurs passent leur temps à s’essuyer le visage avec des mouchoirs. Visconti essaie de se rattraper en multipliant les effets esthétisants, comme par exemple cette stylisation de Meursault dans sa cellule.

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Meursault tire sur l’Arabe qui en voulait à Sintès 

    Luchino Visconti est un peu le spécialiste des adaptations littéraires un peu lourdes des grands romans, que ce soit Le guépard de Lampedusa, Ossessione d’après James M. Cain, Les nuits blanches de Dostoïevski et plus tard Thomas Mann avec Mort à Venise. C’est toujours un peu comme ça, chaque fois qu’on essaie d’adapter les chefs d’œuvre de la littérature mondiale, ça donne un côté un peu ampoulé à force de respect de l’œuvre romanesque.

    Ici Visconti est plus fidèle à la lettre qu’à l’esprit. Preuve que pour faire un bon film un bon scénario ne suffit pas. Il ne trouve jamais la bonne distance. Il est dommage que les caractères ne soient pas mieux en valeur ou encore que les décors naturels ne soient pas mieux utilisés. Mais sans doute cela vient du fait que Visconti ne cherche pas à tirer l’histoire du côté du naturalisme, il vise d’abord à mettre en valeur le côté méditatif. Mais ce faisant il rate son but parce que cela donne de la lourdeur, un côté didactique que l’ouvrage de Camus justement évitait. Les longs dialogues sur la foi avec le curé sentent l’amidon. 

    L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967  

    Meursault est troublé par le crime qu’il vient de commettre 

    Le film a été un assez joli fiasco. La critique a éreinté le film a sa sortie. Il semblerait qu’il ait également rencontré des problèmes financiers et que Marcello Mastroianni ait lui-même assuré une partie du financement. Le public n’a pas suivi, ni en France, ni en Italie. Peut-être que la dureté du public et de la critique  n’aurait pas été aussi forte si le texte de Camus n’avait pas été aussi connu. Mais c’est un texte que les adolescents étudient au lycée et que souvent on relie au fil des années. La force du style de Camus emportant toute réticence sur son passage. Certains ont voulu y voir un film raciste, résumant l’intrigue au meurtre d’un malheureux jeune Arabe par un pied-noir. Mais en réalité l’Arabe qui se fait tuer par Meursault n’est pas aussi innocent que ça, comme Sintès dont il est l’ennemi à  cause des raclées que celui-ci a mis à sœur qu’il prostitue plus ou moins. En vérité les conflits ethniques qui existaient sûrement au début des années quarante en Algérie ne sont pas la préoccupation de Camus, ni dans un sens ni dans un autre.

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Meursault en emprisonné

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Meursault reçoit la visite de Marie en prison

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Le procès se déroule dans une atmosphère accablante  

    L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967

    Pour ceux que cela intéresse, je signale la lecture de L’étranger par Albert Camus lui-même. Le rythme qu’il lui donne est assez inattendu et ouvre des perspectives intéressantes pour ceux qui aiment ce texte. Il y a une ironie sous-jacente qui manifestement a échappé à Visconti.

    L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

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  •  Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981

    Les années 80 ont été dans l’ensemble d’assez bonnes années pour Paul Newman. The policeman est un peu injustement oublié dans l’excellente carrière de la star. C’est pourtant un bon film, finalement assez atypique pour l’époque. C’est un film noir qui se veut proche de la vie réelle et ordinaire des Newyorkais. Situé dans le Bronx, un poste de police se trouve confronté en permanence à la misère du quartier. Presqu’abandonné de sa hiérarchie, le 41ème district essaie de faire son travail dans des conditions difficiles, la population lui est hostile. L’histoire est basée sur le récit de Tom Walker, un flic du 41ème justement, son livre aura un gros succès et a accompagné la prise de conscience progressive des problèmes engendrés par les ghettos urbains. Il aura une suite. Il est très significatif que le film ait été développé par des personnalités de gauche comme Paul Newman ou le réalisateur Daniel Petrie, car il rompait assez avec une image un peu angélique que projetait encore trop souvent les intellectuels de gauche qui ont l’habitude de minimiser les problèmes de violence urbaine et aussi les tensions qui peuvent exister entre des communautés de culture et d’origine différente.

      Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981

    L’histoire est celle de deux flics du 41ème district, Murphy et Corelli. Ils font un métier des plus difficiles dans le Bronx, à une époque où le quartier était dévasté par la misère, les immeubles s’en allaient en lambeaux comme après une guerre. Evidemment la criminalité est élevée, et Murphy l’expliquera justement par des raisons essentiellement économiques : une vie bouchée, sans perspective de s’améliorer. Si le film est une approche semi-documentaire de la vie du 41ème disctrict, il va y avoir plusieurs fils qui permettent de faire évoluer d’histoire et les personnages. Murphy tombe amoureux d’une jeune infirmière d’origine portoricaine, cette histoire n’est pas simple parce qu’Isabela se drogue aussi. Le second fil est que Connolly le nouveau patron du 41ème district veut des résultats, des chiffres, que son commissacriat soit respecté dans le quartier, résultat il va déclencher des émeutes sanglantes. Le troisième fil est la saga meurtrière de Charlotte, prostituée et droguée.

    Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981 

    Charlotte tue deux flics 

    La mécanique du film repose sur des anti-héros qui, au quotidien font un travail sordide, essuyant les retombées d’un mode de vie déprimant, d’une ségrégation sociale. Les services publics, l’hôpital, la police, sont débordés et ne peuvent pas suivre la demande. Tourné en décors naturels, le film montre combien le Bronx était à cette époque un ghetto pourri avec des zones entières détruites. Apparemment cela a changé un peu aujourd’hui, mais c’est toujours une zone ghettoïsée où la criminalité et le trafic de drogue sont importants. Le principe du film va être de se servir de ces décors et d’en faire un des éléments moteurs. Que ce soit le jour ou la nuit, la misère suinte immeubles en perdition. Petrie utilise des plans larges, des panoramiques pour montrer comment ces hommes et ces femmes sont littéralement enterrés dans un quartier qui ressemble à un cimetière. En refusant de faire des policiers des héros, le scénario évite le piège d’une intrigue où les policiers découvriraient les  criminels. Ils ont plus dans un rôle de maintien de l’ordre. Murphy c'est l'inverse de l'inspecteur Harry.

     Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981 

    Le nouveau chef du 41ème district arrive 

    L’ensemble est d’abord un véhicule pour Paul Newman. Sachant son engagement politique à gauche, libéral comme on dit aux Etats-Unis, le sujet lui donne tout à fait la possibilité de porter un discours social sur la crise qui sévit et qui fait des ravages à New-York à cette époque où les taux de criminalité atteignent des sommets. Ce sont les années Clinton qui vont faire changer les choses puisqu’à partir de ce moment le chômage va baisser radicalement et le crime aussi. Paul Newman, même si ce n’est pas le sommet de sa carrière est très bon dans le rôle d’un flic aussi humain que désabusé, en butte à la bêtise de sa hiérarchie. Le jeune Ken Wahl est Corelli. C’est un acteur peu connu, surtout parce qu’il a travaillé pour la télévision. Isabella est interprétée par l’énergique Rachel Tricotin qui a pour particularité d’être originaire du Bronx. Même s’ils ne font pas de l’ombre à l’immense star Paul Newman, ils occupent suffisamment bien l’espace et font ressortir le côté passéiste de Murphy. Le reste de la distribution est complétée par de vieux routiers comme Danny Aiello qui interprète le brutal Morgan, ou Edward Asner qui est Connolly le chef un peu borné du 41ème. On note encore la présence de Pam Grier dans le rôle de Charlotte.

     Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981 

    Murphy tomba amoureux d’une jeune infirmière 

    Sur le plan cinématographique proprement dit, on note d’abord cette vision apocalyptique du Bronx qui agit comme la dénonciation d’un mal sociétal. Daniel Petrie qui a fait sa carrière surtout à la télévision, s’était fait remarquer au début de celle-ci par son implication sociale par A raisin in the sun avec Sidney Poitier, film contre le racisme. Ce n’est pas un grand cinéaste. Mais ici le poids des décors urbains est tel qu’il s’en tire plutôt à son avantage. Il y a une parenté avec The naked city de Dassin. Mais les scènes d’action, que ce soit les émeutes ou que ce soit les poursuites de Murphy, ou encore l‘intervention de la police dans l’hôpital, sont rondement menées et donnent un rythme fort à l’ensemble. Des misères du Bronx, rien n’est épargné au spectateur, des immeubles en ruine comme des parcs mal entretenus ou des décharges publiques dans lesquelles il est possible de trouver aussi des cadavres de filles. Le souci de réalisme n’épargne personne. La communauté portoricaine n’a rien d’angélique, on y trouve des criminels et des trafiquants de drogue, mais la police n’est pas épargnée non plus. Morgan se révélera un assassin de la pire espèce, les bavures sont légion.

    Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981 

    Le zèle de Connolly entraîne des émeutes 

    Le public a suivi, même si en France cela n’a pas été un immense succès. Et le film se revoit très bien malgré les années qui ont passé. Probablement si le film a mieux marché aux Etats-Unis qu’en France c’est parce qu’à l’époque la dégénérescence de New-York prenait des allures préoccupantes. Curieusement le tournage a été dénoncé par des associations de Portoricains qui dénonçaient le film comme raciste parce qu’il mettait en scène la criminalité d’un quartier où les noirs et les portoricains sont évidemment majoritaires, les blancs ayant fui depuis longtemps le Bronx. Il va de soi que le film n’a aucune intention malveillante à l’endroit de quelque communauté que ce soit. Sans doute ces associations cherchaient-elles à obtenir des compensations financières. En tous les cas le tournage a été retardé par de nombreuses manifestations comme si Paul Newman était juste un vulgaire John Wayne.

     Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981 

    Morgan assassine un jeune portoricain

     Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981 

    Murphy fait part à Corelli de son intention de dénoncer Morgan

     Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981 

    Murphy a donné sa démission

    Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981

    Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981 

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  • William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985

    C’est un des films de Friedkin qui a une grosse réputation. Et en quelque sorte il se situe dans le prolongement de The french connection. Ce sont encore des histoires de flics qui se veulent à la fois désenchantées et cyniques, mais aussi réalistes dans leur conduite. Pour des tas de raisons sur lesquelles on reviendra, The french connection est bien plus réussi que Police fédérale Los Angeles.

      William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985

    Petievich est une sorte de Joseph Wambaugh du pauvre, un Wambaugh qui aurait perdu le sens de l’humour. Comme ce dernier il bénéficie du fait qu’il a exercé le métier de flic à Los Angeles, et donc il est capable de nourrir ses récits d’anecdotes nombreuses qui donnent de l’authenticité. Mais il ne possède pas sa finesse ni même la facilité de jouer avec la langue, ses dialogues sont plats. Petievich n’est guère malin, très à droite, il croit encore que si J. Edgar Hoover a été dénoncé comme homosexuel, ce n’est pas parce qu’il vivait maritalement avec son adjoint, mais parce que ces salauds de communistes avaient monté une cabale contre lui. Ses romans sont intéressants un peu comme des documentaires sur une certaine façon de penser le crime à Los Angeles. Toute la famille de Petievich ayant travaillé pour le LAPD, il connait bien ce dont il cause. Le motif principal de ses histoires c’est la chasse aux faux monnayeurs, même si dans certains romans il aborde d’autres thèmes.

     William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985 

    Le jour se lève sur Los Angeles 

    L’histoire est celle de Chance, un flic fédéral un peu teigneux, un peu casse-cou, qui rêve de coincer un faussaire, Rick Masters, un rusé qui a échappé jusqu’ici à toutes les poursuites. Mais Chance n’est pas le seul à vouloir voir Rick Masters au trou. Il y a aussi un flic plus âgé, Hart, une sorte de mentor pour Chance qui va partir à la retraite et qui voudrait bien avant cela réussir un bon coup. Mais Hart se fait descendre bêtement par les hommes de main de Rick. Dès lors Chance va user de n’importe quel moyen pour aboutir. Il entraîne ainsi son coéquipier Vukovich dans des combines qui tournent la loi. C’est ainsi qu’il fait pression sur un juge pour obtenir la libération d’un partenaire de Rick, Carl Cody, qui est en prison et qui y risque la mort car il est le seul à pouvoir impliquer sérieusement le faussaire. Il va également voler 50 000 $ à un agent fédéral qui trimbalait ce pognon pour infiltrer un gang. Les choses allant de mal en pis, il va cependant arriver à coincer Rick en se faisant passer pour un acheteur de faux billets. Mais il y trouvera la mort comme contrepartie.

    Ce scénario est assez démarqué du roman de Petievich, tant dans la forme que sur le fond. S’il y a beaucoup de scènes empruntées au roman, Petievich a travaillé sur le scénario, il y a beaucoup de simplifications abusives qui donnent au film un côté clinquant assez désagréable. Par exemple il y a une scène d’introduction où on voir Chance et hart en train de protéger une VIP qui est menacée d’un attentat terroriste. C’est assez idiot parce que Chance et hart sont censés être des agents du Trésor dont la fonction ni de près ni de loin ne peut ressembler à celle de garde du corps.

     William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985 

    Chance va faire un saut à l’élastique pour épater ses copains. 

    Dans l’ouvrage il y a bien un agent fédéral qui se fait dépouiller par les deux flics, mais en aucun cas il ne se fait tuer, et il n’y a pas de poursuite. Dans le film comme les agents couvrent celui qui transporte les fonds, on a droit à une poursuite interminable dans L.A., poursuite qui se voudrait le pendant de celle qu’on a déjà vue dans The french connection, avec le métro de New York en toile de fond.  Je passe sur la qualité de la musique qui accompagne le film.

    Tout est à l’avenant, et le roman se révèle bien plus audacieux que le film sur tous les plans. D’abord parce que Chance dans le roman a une vie sexuelle débridée comme s’il se livrait à un concours. C’est un trait fondamental de son caractère. Sa gonzesse est une droguée, une ancienne stripteaseuse. Sans foi ni loi elle vit d’arnaques à la petite semaine. Chance la fréquente en toute connaissance de cause, sachant que c’est interdit par le règlement. Ruth aime les jeux sexuels sado-maso, cette audace ici est compensée par le fait que Blanca, la gonzesse à Rick, se livre à des jeux avec une autre femme. Quelle audace !

    William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985 

    Rick Masters est un artiste du faux talbin 

    Comme on le voit le roman a été édulcoré et fait apparaître Friedkin comme un réalisateur assez frileux finalement. On retient surtout des scènes d’action. Celles-ci sont d’ailleurs très bien filmées, quoique lassantes par un côté répétitif. Elles s’apparentent à du remplissage. Si dans The french connection les scènes d’action et de filature révélaient le caractère des flics, notamment celui de Popeye, ici elles sont comme rapportées à l’histoire. Au lieu de donner un caractère réaliste à l’ensemble, elles ne font que du spectaculaire. Les bonnes scènes d’action ne suffisent pas à faire un bon film.

    Tout le film s’appuie sur des effets douteux, même le personnage de Masters fait du cinéma à l’intérieur du film ! Rien de naturel chez ce grand truand qui justement vise d’abord à la discrétion. Sans doute cela provient-il du fait que Friedkin après des échecs retentissants recherche un nouveau souffle et une audience confortable auprès d’un public qui le fuit. Mais le film sera mal reçu, et notamment en France, il passera assez inaperçu.

     William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985 

    Chance va découvrir le cadavre de Hart 

    Parmi les nombreux points négatifs il y a l’interprétation. Les personnages des flics n’ont aucun charisme, à commencer par William Petersen qui interprète Chance. Son air poupin, son déhanchement ne le prédispose pas à des rôles de dur. John Pankow dans le rôle de Vucovich passe son temps à gémir, mais il se reprend in fine en raflant l’argent et la gonzesse de Chance, remplaçant celui-ci au pied levé. Mais même Willem Dafoe avec son physique si particulier n’arrive pas à faire autre chose que cabotiner. Si les femmes sont plutôt belles et sexy, elles manquent singulièrement de consistance. John Turturro est comme toujours très bien.

    William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985 

    Les filatures sont longues et incertaines 

    Bref Live and die in L.A. est assez raté et on comprend difficilement que ce film passe pour « culte » comme on dit. Il y avait pourtant une très belle matière dans le roman, à commencer par les filatures de Waxman, ou encore cette rivalité entre les policiers qui ici est complètement négligée. On prête à William Friedkin l’intention de faire une série télévisée à partir du roman de Petievich, espérons qu’il saura tirer les leçons de ses échecs, bon technicien, il peut en faire quelque chose en s’appuyant sur un scénario rigoureux.

     William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985 

    Chance pense coincer enfin Masters

     William Friedkin, Police fédérale Los Angeles, Live and die in L.A., 1985 

    Vucovich ne peut constater que le désastre

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  •  Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948

    La première raison qui nous incite à voir et à revoir ce film, c’est l’immense travail effectué par le grand photographe John Alton. Le film est tourné presque entièrement de nuit, et cela permet de dégager une esthétique des plus élevés. La seconde raison est que c’est un film de Robert Florey. Celui-ci était d’origine française et a traficoté dans le cinéma de genre, notamment le film d’horreur comme Siodmak et quelques autres qui sont passés avec facilité du fantastique au noir. C’est presqu’une nouvelle preuve que le film noir ne s’est pas développé spécifiquement avec des réalisateurs américains, mais plutôt avec des réalisateurs européens transplantés un peu perdus dans la jungle hollywoodienne.

     Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948 

    Eddie a perdu la mémoire pendant la guerre 

    Tout serait presque parfait dans ce film, sauf que le scénario s’il part sur de bonnes intentions n’est pas vraiment à la hauteur. Eddie Rice vient d’être démobilisé, mais à la suite d’une blessure de guerre, il est amnésique. Ne sachant plus qui il est et qui il a été, il se propulse à Los Angeles pour raccommoder sa mémoire. Il n’aura pas à faire des efforts bien longtemps. Arrivé à Union station, il est rapidement reconnu par la police qui par l’intermédiaire du détective Williams lui enjoint de quitter la ville au motif qu’on l’a assez vu par ici. Mais alors qu’il sort de l’immeuble du LAPD, Nina, son ex-compagne le reconnait. Elle est dans le quartier pour rendre service à un gangster nommé Vince. Nina et Vince en veulent à mort à Eddie qui non seulement se conduisait comme un bas fumier avec sa femme, mais qui e »n outre a trahi Vince pour échapper à la prison. Bref un tel bonhomme ne semble guère mériter l’attention. Seulement voilà, s’il s’appelait dans le temps Eddie Riccardi, il s’appelle maintenant Eddie Rice et surtout a gagné des décorations militaires sur le champ d’honneur. Et puis Vince n’est pas très propre, il se sert d’un peu tout le monde et n’hésite pas à tuer pour protéger son business.

     Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948 

    Il débarque à Union station où il est reconnu par la police 

    La double enquête d’Eddie va consister à la fois à régler les comptes avec son passé, se le réapproprier pour mieux l’oublier, et en même temps confondre cette crapule de Vince. Dans le lot, il va retrouver son amour pour la pauvre Nina car elle est le seul lien avec son identité véritable. Le scénario est assez incohérent surtout dans sa deuxième partie où s’accumulent les invraisemblances. Et sa fin tournée vers la rédemption d’Eddie n’est guère convaincante. Autant dire qu’on ne cherchera pas un réalisme dans la psychologie des personnages et dans la linéarité de l’histoire. Le simple fait que la chef de la police dédouane Eddie sans autre forme de procès de son implication dans l’assassinat du policier Williams est le résultat d’une paresse scénaristique rédhibitoire.

    Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948  

    Nina vient régler la caution 

    La vérité du film se situe ailleurs, dans ce jeu d’ombres et de lumières qui donne du corps au trouble mental que traverse Eddie dont les repères temporels ont disparu. C’est donc la mise en scène que va résider tout l’intérêt de The crooked way. C’est certainement un des plus beaux films noirs du point de vue de son esthétique. Il est vrai qu’en 1948 nous sommes à l’apogée du genre. Tous les codes ont été recyclés intelligemment. On y retrouvera les troublants escaliers gravis dans l’ombre par Vince et ses hommes de main, les rues luisantes de pluie la nuit. Ou encore l’usage des stores qui laissent voir autant qu’ils dissimulent de la réalité.

    Le film utilise aussi le côté documentaire en mettant en scène la machinerie de la police, ses auxiliaires, sa puissance d’intervention, utilisant la voix off pour commenter. 

    Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948

    Vince a coincé Kelly qui a eu la velléité de le doubler 

    Film à petit budget, ou budget moyen, l’interprétation est plutôt faiblarde. Eddie est incarné par John Payne, ayant autant de charisme qu’une huitre malade, il a un jeu monolithique qui ne lui a jamais permis de dépasser les premiers rôles dans des films de second rang. Il tourna aussi dans de nombreux westerns dont le fameux Silver Lode d’Allan Dawn. Il a néanmoins tourné dans des  films noirs intéressants comme Kansas City Confidential sous la direction de Phil Karlson. Ici il est parfait dans le rôle d’un amnésique qui ne comprend pas grand-chose à ce qui lui arrive.

    Vince est interprété par Sonny Tufts, un fils de banquier qui a mal tourné, et qui deviendra un spécialiste lui aussi des films de 3ème catégorie. Alcoolique invétéré, il mourra très jeune. Au moment où il tourne ce film, il a à peine 38 ans, mais il a l’air d’en avoir soixante. Il était déjà usé.

    Ellen Drew est elle aussi une habituée des petites productions. Elle est cependant très bien ici, mais elle n’a pas un physique extraordinaire. Son heure de gloire aura été de jouer dans L’imposteur de Julien Duvivier aux côtés de Jean Gabin.

     Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948 

    Vince et ses hommes vont à la rencontre d’Eddie 

    Les seconds rôles sont finalement plus intéressants, que ce soit le policier Williams qui porte des lunettes et qui est incarné par Rhys Williams, ou Percy Helton qui joue Petey qui mourra parce qu’il s’inquiète de ce que devient son chat Samson. Les autres ne font que passer et offrent des figures traditionnelles du film noir, comme Greta Granstedt qui incarne Hazel, ou les tueurs plus vrais que nature.

    Los Angeles est cependant un personnage à part entière, et si ce n’est pas une nouveauté de filmer cette ville si particulière même à cette époque, je crois que c’est un des films où sa spécificité et sa diversité apparaissent le mieux. Il y a d’ailleurs un grand nombre de scènes tournées en extérieur. On reconnaitra Union Station, Parker Center ou Hollywood boulevard.

    Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948 

    Eddie ne sait pas vraiment qui est Nina 

    Si l’histoire a peu de chance de rester dans la mémoire des cinéphiles, par contre il y a des scènes et des fragments mémorables. J’ai déjà signalé la montée des escaliers par Vince et ses tueurs, l’arrivée d’Eddie à Union Station, mais on peut ajouter cette longue déambulation d’Eddie à la recherche de Petey dans une nuit envahissante et grouillante de monde sous la lumière glauque des néons et encore la visite de l’entrepôt de Petey qui vend des surplus de l’armée américaine. C’est probablement là que le film atteint une sorte de vérité.

    Tout cela doit beaucoup évidemment à la photographie de John Alton comme beaucoup de commentateurs l’ont souligné, mais pas seulement car le film a un rythme soutenu et rapide où on reconnait la patte de Robert Florey.

     Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948 

    Nina guette

     Le passé se venge, The crooked way, Robert Florey, 1948 

    Eddie interdit à Hazel de téléphoner

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  • La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    C’est le chef d’œuvre de Jacques Tourneur, et un des meilleurs films noirs jamais tournés. Le film a été en conséquence commenté en long, en large et en travers. Par son scénario, sa mise en scène et ses acteurs, il atteint une sorte de perfection dans le genre. Comme The killers révéla le talent de Burt Lancaster et d’Ava Gardner, Out of the past révéla celui de Robert Mitchum qui, s’il avait déjà tourné dans des films intéressants n’avait jamais atteint cette intensité. Le scénario est de Daniel Mainwaring, alias Geoffrey Homes. Basé sur un roman écrit par lui, Build my gallows hight, il s’inscrit dans ce mouvement d’explosion de la littérature noire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mainwaring est incidemment un des scénaristes de Invasion of the body snatchers, The big steal, This woman is dangerous, Phoenix city et travailla aussi avec Ida Lupino sur Hitch hicker. Même s’il n’est pas très connu, son nom est rattaché à la légende du film noir. La plupart de ses scénarios décrivent des petites villes dérangées par l’intrusion d’un danger rapporté d’un monde plus malsain. Quelques ouvrages de lui sont disponibles en traduction française. Aux Etats-Unis il passe pour un romancier prolétarien, impliqué à gauche dans la défense des blacklistés d’Hollywood. Il travailla aussi avec un autre banni d’Hollywood, Joseph Losey. Mais il ne semble pas avoir été inquiété outre mesure par la chasse aux sorcières.

      La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947

    On ne sait pas dans quelle mesure Build my gallow hight est inspiré ou non du film de Siodmak The killers, mais la parenté entre les deux est assez forte tout de même. Il y a l’intrusion de truands dans une petite ville paisible qui se contente de joies simples et de son labeur, il y a la duplicité d’une femme cupide et sans scrupule, et il y a un homme faible qui presque en toute conscience tombe dans les filets d’une femme fatale dont il connait pourtant l’hypocrisie sans fin. On retrouve aussi une figure récurrente du film noir avec les rapports tordus entre deux associés détectives, figure qui s’est imposée grâce au Faucon maltais, aussi bien le livre de Dashiell Hammett que le film de John Huston.

     La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    Jeff voudrait bien se marier avec Ann Miller et avoir une vie normale 

    Jeff Bailey vit paisiblement à Bridgeport où il exploite une petite station-service. Amoureux d’Ann Miller, il espère bien l’épouser. Mais voilà qu’une ancienne connaissance à lui, Joe, vient lui rappeler son passé et la dette qu’il a envers un certain Whit Sterling. Au pied du mur, Jeff décide de rencontrer Whit et de raconter son passé très chargé à Ann. Ancien détective privé, il travaillait pour Whit qui lui avait demandé de retrouver sa compagne Kathie Moffat qui lui avait dérobé une forte somme d’argent et tiré dessus le laissant pour mort. Il la retrouve finalement à Acapulco, en tombe amoureux et fait mine de croire aux histoires qu’elle raconte. Pour la protéger, il ment à Whit et à son associé, Jack Fisher et finit par se terrer à San Francisco. Mais Fisher les retrouve encore et Ann le tue après une bagarre. Elle s’enfuit, laissant à Jeff le soin d’enterrer son associé. C’est le passé qu’il raconte à Ann pour soulager sa conscience et tenter de se débarrasser de la passion mortifère qu’il a entretenue pour Kathie.

     La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    Joe vient rappeler à Jeff qu’il a une dette envers Whit 

    La deuxième partie du récit est maintenant le présent auquel Jeff doit faire face comme une conséquence de ses actes passés. Dans la propriété de Whit Sterling, il va retrouver Kathie qui est revenue se blottir dans les bras de Sterling. Whit toujours aussi jovial va lui demander de retrouver les livres de comptes qu’un comptable peu scrupuleux à mis de côté pour le faire chanter. Il présente cela comme une manière de solder leurs comptes. Jeff va accepter. Mais les choses vont devenir très compliquées quand il se rend compte que Whit cherche non seulement à récupérer ses livres, mais également à se venger de lui. Et ce d’autant qu’il recommence à être attiré par la vénéneuse Kathie qui veut encore partir avec lui. Mais il va accumuler les preuves de la duplicité de Kathie, notamment il comprend qu’elle a bien volé Whit la première fois, mais aussi qu’elle n’hésitera pas à le vendre pour assurer sa protection. Dès lors il la livre à Whit qui lui-même voudra la livrer à la police. Cependant elle s’en tire une fois de plus et tue Whit. Prétendant une fois de plus partir avec Jeff, celui-ci prend finalement la seule solution qui s’offre à lui, il la livre à la police.

     La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    A Acapulco Jeff attend Kathie 

    C’est donc d’abord la complexité de l’histoire et des personnages qui d’abord séduit. En effet tout le monde passe son temps à se trahir pour de bonnes raisons… apparemment. Kathie trahit Whit, Jeff trahit Whit, Fisher trahit Jeff, Meta trahit Eels, Eels trahit Whit. Jusqu’à la douce Ann Miller qui finalement trahira Jeff en retournant vers Jim qu’elle avait abandonné pour Jeff. Consécutivement à toute cette duplicité, le seul moteur de ces individus qui se débattent dans des complications infinies, est la passion. Whit veut reprendre Kathie dont il ne peut se passer, alors qu’il est riche et qu’il a une position sociale des plus élevées. Kathie est d’abord cupide, mais elle aime aussi que les mâles soient à sa botte, et par instant elle retrouve une certaine innocence, une âme de petite fille qui voudrait bien que sa vie puisse se recommencer. Jeff n’est pas idiot et comprend tout de suite que Kathie est une menteuse, une tricheuse en qui il ne peut pas faire confiance. Mais il est tellement attiré par elle qu’il se laisse guider par son destin. Même après avoir fait le point avec Ann, lui assurant qu’il est bien guéri d’une passion destructrice qu’il a parfaitement analysée, il y revient encore, jusqu’à en mourir. Dans cette configuration, Out of the past oppose des hommes faibles qui ont l’apparence de la force – la richesse de Whit, les larges épaules et le courage de Jeff – à des femmes fortes qui ont l’apparence de la faiblesse, que ce soit Kathie qui mène le jeu, Meta qui trahit son amant et lui vole ses livres de comptes, et même Ann qui abandonne si facilement l’amour qu’elle avait pour Jeff. Quoiqu’en même temps la fin du film reste ambiguë parce que l’avenir d’Ann et de Jim, celui qui aurait celui de Jeff, ne parait guère enthousiasmant, ronronnant et sans passion.

     La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    Kathie a tué Fischer 

    Comme on le voit tous les thèmes forts du film noir du cycle classique sont là : l’opposition entre la petite ville saine et provinciale de Bridgeport et la ville mauvaise, lieu de débauche et de passions mauvaises, la prise du pouvoir des femmes sur les mâles par cette dépendance au sexe que ceux-ci manifestent avec presque de la fierté sinon de l’arrogance, et enfin cette atroce attirance pour la richesse. Mais si Jeff voit bien toute cette corruption, il ne sera pas capable d’accéder à son rêve d’une vie simple où la pratique de la pêche aurait remplacé la passion sexuelle.

     La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    Jeff a rendez-vous avec Whit 

    L’interprétation est tout à fait remarquable, mais elle est dominée par Robert Mitchum qui trouve là sa voie, beaucoup de fausse nonchalance, beaucoup d’ironie et d’amertume. S’il avait auparavant tourné dans des rôles importants, comme dans Crossfire de Dmytryk, il n’avait pas encore trouvé tout à fait son style. Notez que Mainwaring aurait préféré avoir Bogart dont il était l’ami pour incarner Jeff Bailey, mais celui-ci était sans doute trop cher pour la RKO. On ne sait si on y aurait perdu, tellement le rôle semble avoir été écrit pour Robert Mitchum.

    Jane Greer qui est Kathie est un peu moins remarquable et son physique n’explique pas vraiment pourquoi tous les hommes se feraient damner pour elle. Ce n’est pas Ava Gardner dans le rôle de Kitty. A l’époque elle était la maîtresse d’Howard Hugues le propriétaire de la RKO. Mais elle est très bien, elle n’atteindra d’ailleurs plus jamais ce niveau et sa carrière se perdra dans les méandres d’une production assez banale. Le film connaitra un grand succès, et la RKO reconstituera le couple pour un autre film noir, The big steal, une œuvre  très mineure mise en scène par Don Siegel.

    Kirk Douglas était au tout début de sa carrière. Je crois que c’était seulement son deuxième film. Mais déjà les qualités qui sont les siennes étaient évidentes. Il incarne le roublard Whit Sterling avec beaucoup d’énergie, c’est un rôle clé dans sa carrière, une preuve de plus que le film noir a produit des acteurs nouveaux : Burt Lancaster, Robert Mitchum, Ava Gardner et Kirk Douglas entre autres.

    A côté de ces acteurs principaux, le casting est excellent, on reconnaîtra au passage la très belle Rhonda Fleming dont le western saura faire par la suite un excellent usage de sa beauté. Il y a également Steve Brodie dans le rôle de Fisher, l’associé un rien véreux. Steve Brodie sera abonné aux films de série B, et n’aura que rarement l’occasion de jouer les premiers rôles.

     La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    Jeff aura la preuve de la duplicité de Kathie 

    Tout cela désigne évidemment Out of the past, comme un film de premier plan, mais la maîtrise de Jacques Tourneur le fait accéder au rang de chef d’œuvre. Si on analyse trop souvent la mise à partir des mouvements d’appareil, du cadre, on néglige l’importance de la direction d’acteur. Or c’est déjà là que comme nous venons de le suggérer que Jacques Tourneur sait se montrer génial. Mais tout le reste est d’une grande virtuosité, que ce soit les longs plans tournés pour marquer la sérénité apparente de Bridgeport ou de sa campagne environnante, ou que ce soit dans cette manière fluide de filmer les actions qui se passent de nuit et dont le mystère est à peine éclairé par les reflets des néons sur la chaussée humides. Au-delà des tours de force techniques dont il serait fastidieux de faire la liste, il y a le montage en flash-back d’un récit en deux parties où le présent explique le passé en le contredisant. Cet aspect du découpage donne un équilibre singulier au film.

     La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    Jeff va chercher les livres de comptes 

    C’est Nicholas Musuraca qui photographie le film. A cette époque il n’est pas un débutant, il a déjà travaillé sur de nombreux films noirs, Spiral Staircase du grand Siodmak, ou The locket de John Brahm.  Il avait déjà travaillé avec Tourneur sur La féline et sur Vaudou. Il y a un gros travail sur les contrastes et la lumière, les personnages clés passant leur temps à se dissimuler dans les ombres pour espionner ou ourdir des plans très compliqués. Cette précision des éclairages fait du reste sortir le film de la présentation réaliste et le nimbe de mystère.

    La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947 

    Whit veut livrer Kathie à la justice 

    Il reste de ce film des scènes marquantes comme l’arrivée menaçante de Joe à Bridgeport, l’attente de Jeff à Acapulco dans l’ombre fraiche d’une taverne, ou encore cette montée des escaliers quand Jeff va récupérer les livres de compte de Whit. Mais plus que tout, c’est une ambiance qui ressort de l’ensemble, une ambiance à la fois poétique et vénéneuse, une forme de romantisme criminel et transgressif qui est un des aspects de la modernité en acte.

    Jacques Tourneur est un très grand réalisateur qui n’a pas donné toute la mesure de son talent, entre autres raisons parce que sa carrière s’est trop dispersée entre des genres qui, sans être contradictoires, visaient d’abord à satisfaire un public. Il manifesta pourtant une singularité dans le film fantastique où l’utilisation des ombres et des lumières ouvrait tout à fait la voie aux flamboyances du film noir. plus encore que Siodmak, c’est l’œuvre de Jacques Tourneur qui est le chaînon manquant entre le film fantastique et le film noir.

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    Jeff constate encore une fois que Kathie s’en est tirée 

    P.S. Jacques Tourneur est un réalisateur français, fils du réalisateur Maurice Tourneur, il fut élevé en France et aux Etats-Unis, sa carrière fut principalement hollywoodienne. Il tourna quelques films noirs intéressants en dehors de Out of the past : Berlin Express ou L’enquête est close. Comme tous les grands classiques de l’âge d’or du cinéma américain, Out of the past est maintenant disponible en version Blu ray. Ci-dessous on trouvera des images de tournage d’Out of the past où on reconnaitra Jacques Tourneur, Robert Mitchum Jane Greer et Nicholas Musuraca.  

    La griffe du passé, Out of the past, Jacques Tourneur, 1947

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