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    Inside Llewyn Davis est un petit film qui vient juste après l’énorme succès critique et public de True Grit. Mais il s’inscrit toujours dans cette interrogation des frères Coen sur leur place dans l’Amérique. Ce n’est pas un hasard s’ils ont choisi le thème de la musique folk au début des années soixante. Curieusement, cette musique qui est sensée représenter de la façon la plus pure ce qu’est l’Amérique est à cette époque investie par des Juifs. A la fin du film on verra apparaître d’ailleurs Bob Dylan. Les frères Coen, très marqués par le judaïsme, s’étaient réappropriés déjà de la même manière le western, autre création typiquement américaine. Comme Llewyn Davis c’est d’abord ce souci d’intégration, de rupture avec des spécificités religieuses qui est à la base de la démarche.  Une manière d’être plus américain que les Américains d’origine anglo-saxonne en quelque sorte.

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    Llewyn Davis a un certain succès à Greenwich Village 

    Présenté à Cannes, le film des frères Coen a été bien accueilli et a incité les commentateurs à se replonger vers cette période singulière qui vit l’éclosion de talents très particuliers qui obtinrent un succès considérable et qui apparurent à la pointe extrême de la modernité : Bob Dylan, Joan Baez, Peter, Paul and Mary, et bien d’autres. Le personnage qui inspire LLewyn Davis, c’est Dave Van Ronk, chanteur folk très engagé à l’extrême-gauche et qui restera au bord de la route du succès. Le titre même du film est inspiré de l’album de Dave Van Ronk, Inside Dave Van Ronk. Que ce soit les personnages, ou la bande son, il y a un effort important pour essayer de restituer le parfum de ces années-là. On peut en discuter très longtemps. Mais comme les frères Coen ne prétendent pas à produire une biographie, ils évitent ce côté souvent gênant qui fait que les acteurs ne sont que les caricatures de leurs modèles. Peut-être que de ce point de vue le principal défaut du film réside dans la photo. Elle est certes sans reproche sur le plan technique, mais trop propre en quelque sorte, trop lisse pour refléter la vérité d’une époque.

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    Dave Van Ronk ici avec Bob Dylan 

    Beaucoup de critiques se sont amusés à reconnaître tel ou  tel chanteur dans les personnages qui défilent à l’écran. Ce n’est pas le plus intéressant. Llewyn Davis est un perdant né, un inadapté social qui n’arrive pas à faire de son art un métier. Le film représente quelques jours de sa vie chaotique. Filmé en boucle, la fin du film est la même que le début, il est organisé autour d’un voyage que Llewyn veut faire sur Chicago en espérant que sa musique intéressera un producteur important. Le voyage sera un échec qui le rendra encore un peu plus amer, et surtout qui lui donnera la tentation d’abandonner la musique, mais velléitaire jusqu’au bout, même ça, il ne pourra pas le faire. Entre temps, il aura croisé la route de personnages qui au contraire de lui savent faire preuve d’un peu plus de réalisme et qui vont presque naturellement sur la route du succès. Il aura également affronté la colère de son ex-petite amie qu’il a mis enceinte, et il aura été accompagné d’un chat curieux qui lui donnera bien du souci.

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    Son ex-petite amie chante aussi dans les mêmes lieux que lui 

    Le film peut se lire à plusieurs niveaux. Il y a bien sûr le côté nostalgique. Mais à mon avis ce n’est pas ce qui a intéressé principalement les frères Coen. Il y a plutôt que l’échec de Llewyn est le début d’une décadence sans fin des sociétés occidentales impossibles à réformer dans le sens d’un humanisme débarrassé de son matérialisme sournois. C’est en effet dans ce moment que se met en place une société de consommation de masse dont, malgré les révoltes de la fin des années soixante, on n’arrivera plus à arrêter le progrès. En même temps c’est une réflexion sur la culture américaine et son hybridation, son caractère impur, à mi-chemin entre les exigences du marché et les velléités de contestation. C’est bien là le cœur même de l’opposition entre Llewyn et Jean qui finalement, bien qu’elle dise aimer toujours Llewyn glisse vers une vie plus tranquille et plus bourgeoise. Ne veut-elle pas un enfant ? C’est le portrait d’une génération qui cherche la rupture, sans y être forcément bien préparée, avec les codes du mode de vie bourgeois.

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    Llewyn Davis ne sait plus quoi faire du chat 

    Llewyn est donc seul. Seul parce qu’il est incapable de s’adapter à la vie ordinaire, celle du marché de la musique. Il ressemble quelque peu à Larry Gopnik, le personnage de A serious man. Il est coincé entre plusieurs réalités contradictoires. Sauf qu’en étant plus créatif, inséré dans la quête d’une expression poétique, Llewyn apparaît bien plus intéressant.

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    Il arrive difficilement jusqu’à Chicago 

    Si les frères Coen ont parfois du mal à convaincre en dehors du film noir, ici ils maîtrisent parfaitement leur sujet. La première partie est cependant plus riche et émotionnellement plus forte que la seconde qui multiplie les digressions qui ralentissent le cours de l’histoire, je pense par exemple à l’interruption du voyage vers Chicago par une police agressive qui agit d’ailleurs assez mystérieusement, sans que cela donne plus de corps à l’histoire. Les acteurs sont très bien, sauf peut-être John Goodman qui surjoue. Oscar Isaac est convaincant comme l’est aussi Carey Mulligan, jeune felle en colère contre son ex-petit ami, mais aussi contre le monde entier. Peut-être le plus étonnant est Stark Sands dans le rôle du jeune Nelson dont la fausse naïveté cache une cruelle ambition.

    La difficulté de reconstituer au cinéma les décors et le parfum d’une époque est ici assez habilement contournée, quoiqu’on puisse trouver les images un peu trop proprettes, notamment dans les moments où Llewyn se donne en spectacle. En effet dans ces moments s’efface le drame intime du héros au profit d’un tableau de genre esthétisé.

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    Son audition n’est pas convaincante et Llewyn ne veut pas modifier son style 

    Bien entendu, la bande son est très soignée dans le sens où elle restitue ce moment un peu à part où les chanteurs populaires visaient un peu plus que de voir leur compte en banque se gonfler.

     

    Si ce n’est pas le film le meilleur des frères Coen, c’est assurément l’un des plus intéressants qu'ils aient produits ces dernières années 

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    C’est un des tous premiers romans de Jim Thompson. Publié en 1949, il pose le style et la thématique de son œuvre à venir. Il est écrit juste avant The killer inside me qui est considéré par beaucoup comme son chef d’œuvre. La réédition de Rivages permet de le lire dans une traduction qui respecte au plus près l’œuvre qui avait d’abord été traduite en Série noire sous le titre de Cent mètres de silence. Certains critiques comme McCauley ont tendance à le sous-estimer. Mais c’est pourtant un « noir » très fort. Non seulement il possède une intrigue serrée et solide, mais il est doté d’une écriture rapide et percutante. Tous les thèmes abordés par Jim Thompson sont déjà là. Et peut-être possède-t-il une dimension sociale qui est souvent masquée dans ses autres romans.

    Joe Wilmot est le propriétaire d’un cinéma qui marche bien dans la bourgade de Stoneville. Il est marié avec Elizabeth, c’est elle qui possède le cinéma Barclay – son nom de jeune fille. Son ménage va à la dérive. Et voilà qu’Elizabeth introduit dans la maison une sorte de laideron, Carol, dont paradoxalement Joe va tomber amoureux. Surpris dans ses ébats avec Carol, le trio infernal va trouver un curieux arrangement : Elizabeth accepte de partir et de laisser Joe vivre sa vie, mais elle demande 25000 $. C’est le montant de l’assurance sur la vie qu’elle a contractée. Il s’agit alors de maquiller un crime en accident – un incendie – dans le local où les Wilmot visionnent leurs films. Pour cela il leur faudra dénicher une autre pauvresse qui prendra la place d’Elizabeth.

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    Evidemment les choses ne vont pas se passer tout à fait comme ils l’attendaient tous les trois. En effet Joe ne s’est pas fait que des amis dans la ville, il n’a obtenu sa place au soleil qu’en écrasant les autres. Et tous ces rancuniers vont le soupçonner du crime et le faire chanter, en dépit du fait qu’il possède un alibi inattaquable. La malice de Joe lui permet de déjouer un à un les pièges qui lui sont tendus, mais il finira par succomber à la pression.

    Le récit est mené à la première personne par Joe qui ne nous est pas particulièrement sympathique. Il est vicieux comme un âne qui recule et en permanence on se demande s’il ne nous raconte pas des bobards pour essayer de nous apitoyer. Ça nous permet évidemment de rentrer dans les méandres de la logique criminelle qui est faite de frustration et de traumatismes qui remontent à la petite enfance. Il a en permanence le besoin de prendre une revanche sur les autres, sur la vie. S’il inspire la méfiance, il est lui-même méfiant, il ne fait confiance à personne, pas plus à sa femme qu’à sa maîtresse. Ses relations sexuelles sont perverses et sournoises.

    Son comportement est celui d’un homme qui pousse la logique capitaliste jusqu’au bout. Un des passages les plus étonnants de ce roman est son affrontement avec Sol Panzer, un gros propriétaire de salles de cinémas qui veut ruiner Joe. Sol a l’argent pour lui et aussi le temps. Il pense que cela lui suffira, mais Joe arrive à lire clairement dans son jeu et c’est lui qui empochera la mise.

    C’est un roman clairement anti-capitaliste. Il décrit par le menu cette soumission des pauvres à une logique qui les maintient dans une situation désastreuse.

    « Tout à coup, l’idée m’a frappé que les seuls à être dignes de confiance et à travailler dur étaient précisément ceux qui ne comptaient pas. C’était injuste, mais c’était comme ça. Et je me suis demandé pourquoi.

    Je me suis demandé pourquoi alors qu’ils étaient si nombreux, ils ne s’unissaient pas pour diriger les choses eux-mêmes. Et j’ai décidé que si jamais un jour ils arrivaient à monter une organisation – une organisation qui marche bien – je serais des leurs ! »

    Cela suffit à faire ressortir que les tendances criminelles de Joe sont seulement une réaction à un monde injuste où il faut s’adapter ou périr. La malice de Jim Thompson est de faire dire ce genre de chose justement par un homme qui a intégré la logique capitaliste encore mieux que les autres. Mais bien sûr cela passerait difficilement si l’écriture n’était teintée d’ironie. La dérision est l’arme principale de Thompson, la dérision et le désespoir. Le style de Thompson est à la fois très marqué de références à la psychanalyse, et très naturaliste. Il y aura des rappels – assez peu clairs d’ailleurs – sur le passé de Joe orphelin, mais aussi une minutie dans la description du fonctionnement du milieu de la distribution et de l’exploitation des films. Il faut dire que Thompson avait travaillé dans ce milieu et savait de quoi il parlait. Cette référence à une matérialité précise d’un milieu particulier donne du corps à l’intrigue. C’est quand même tout un art que de décrire d’une manière brève et précise un environnement tant sur le plan des mœurs que des décors urbains, sans oublier de faire avancer son histoire.

    A cette époque-là Thompson écrivait très vite. A mon avis c’est ça qui lui donnait ce style percutant : l’intrigue avance sans traîner. Mais c’est aussi pour cela que la fin de l’ouvrage est un peu téléphonée, trop simple, trop attendue. Malgré cela c’est un très grand roman, très noir, très thompsonien.

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    Jim Thompson et son chat

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    Lorsque j’ai commencé à lire Jim Thompson, vers la fin des années soixante, je m’imaginais que sa gloire allait de soi et qu’il était un auteur connu et reconnu. Je n’étais pas le seul à penser ainsi. Pour nous Thompson faisait partie des grands auteurs du noir, comme Chandler, Hammett, Horace McCoy ou encore James M. Cain. Il est vrai que pour des raisons particulières, la France accordait une place importante à ses auteurs. Mais en vérité dans le domaine de ce qu’on nomme la littérature populaire, le « noir » se vend bien moins que les ouvrages de suspense ou les « thrillers », probablement parce que le lectorat recherche dans le « polar » un divertissement qui ne l’inquiète pas trop. Charles Williams est un auteur oublié dont le dernier ouvrage n’a même pas été traduit en français. On lisait pourtant Thompson dans les douteuses traductions de la Série noire, mais sa prose était suffisamment robuste pour passer au-delà de ces extravagances éditoriales.

    La reconnaissance de Jim Thompson a été très tardive aux Etats-Unis et est due à l’adaptation du Lien conjugal sous la houlette de Sam Peckinpah, The getaway dont j’ai parlé il y a quelques mois. En France ce furent aussi les adaptations cinématographiques d’Alain Corneau de Des cliques et cloaques sous le titre Série noire en 1979 et de Bertrand Tavernier, 1275 âmes sous le titre de Coup de torchon en 1981. Mais sur le plan éditorial, celui qui a œuvré en France le plus pour la reconnaissance de Jim Thompson c’est François Guérif. C’est lui qui non seulement a publié des romans importants de Thompson dans les collections qu’il dirigeait et que la Série noire avait négligés. C’est lui également qui entreprit chez Rivages de faire retraduire Jim Thompson dans des versions un peu plus respectueuses. Les premières incursions de Guérif dans la publication de Thompson inédits ne furent pas des succès immenses, et si aujourd’hui il a les moyens de continuer à le faire c’est essentiellement parce que la collection qu’il dirige a eu un énorme succès grâce à James Ellroy.

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    Jim Thompson à droite avec au centre Louis L’amour 

    Par ailleurs, peu d’auteurs de romans noirs ont accédé à cette sorte de consécration qui fait que l’on écrive sur eux. L’ouvrage de McCauley s’inscrit dans le courant de cette consécration tardive de l’œuvre de Thompson aux Etats-Unis. Son objectif est de mettre en relation ce que l’on sait de la vie de Thompson avec ses romans. Cette correspondance est d’ailleurs assez étonnante, puisque de l’avis de tous Thompson était plutôt quelqu’un d’aimable et de tranquille ; sauf qu’il portait une lourde hérédité – un père qui avait porté à l’excès le rêve américain d’une réussite fondée sur l’entrepreneuriat – et qu’il était alcoolique. Cette dernière caractéristique est sans doute une des raisons majeures dans ses difficultés éditoriales.

    Jim Thompson développa aussi ses talents d’écrivains dans le moment du New Deal. Il fut en effet embauché dans le cadre d’un programme fédéral destiné à soutenir les écrivains que la Grande dépression avait malmenés.  C’est à mon sens le passage le plus intéressant de l’ouvrage de McCauley. On y voit en effet Thompson s’inscrire dans un courant de pensée très à gauche, rédigeant  notamment une Histoire du travail en Oklahoma qui lui attirera les pires ennuis. Ayant mis en évidence la sauvagerie du capitalisme, les pressions s’accumulèrent à son endroit. Il fut accusé d’être communiste, et le gouverneur de l’Etat empêcha la publication de son ouvrage. Thompson n’était probablement pas communiste, ni sur le plan des idées, ni dans la réalité. Mais il est évident qu’il avait une vision plus que critique de l’individualisme philosophique sur lequel est fondé le rêve américain.

    Le reste de la vie de Jim Thompson est un peu plus connu. Que ce soit les petits boulots qu’il a exercé ici et là – notamment dans les champs de pétrole –, ses relations difficiles avec le monde du cinéma ou ses déboires familiaux. Cette vie chaotique a été bien sûr un terreau fécond pour la formation de son univers glauque et désespéré.

    De longs extraits de la prose de Jim Thompson permettent également de mettre en valeur toute la force de son style, que ce soit dans les dialogues ou dans la description de cette vie intérieure.

    Le défaut de l’ouvrage est peut-être de résumer un peu trop longuement les ouvrages de Jim Thompson lui-même. Si cela est intéressant lorsqu’il s’agit d’ouvrages inachevés, non publiés ou partiellement perdus, cela l’est moins pour les romans qui ont été publiés. Car si on lit une biographie sur un sujet aussi pointu, c’est bien qu’on connait déjà les ouvrages de l’auteur. Egalement l'ouvrage met assez peu en avant la question sexuelle, notamment cette angoisse de la castration qui parcourt l'oeuvre de Thompson. Mais ces réserve ne doit pas nous faire oublier l’intérêt majeur de l’ouvrage pour tous ceux qui s’intéressent à Jim Thompson et à son œuvre pour le moins tourmentée. 

     

    Il existe une autre biographie de Thompson, celle de Robert Olito, Savage Art: A Biography of Jim Thompson, parue en 1996 chez Vintage, je ne l’ai pas encore lue, mais ça ne saurait tarder.

     

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  • Le filet, La red, Emilio Fernandez, 1953

    Le cinéma mexicain est peu connu en France, en dehors des films que Lui Buñuel y a tournés. Et l’œuvre d’Emilio Fernandez l’est probablement encore moins. Elle nous arrive au compte-gouttes, par l’intermédiaire de rééditions assez décousues en DVD.  Pourtant la figure d’Emilio Fernandez est bien connue puisqu’il interpréta le général Mapache, ivrogne cruel et mélancolique. Mais ici il s’agit bel et bien d’un film noir et Emilio Fernandez est aussi un réalisateur important au Mexique qui a construit une vraie œuvre cinématographique. Il compte à son actif une bonne quinzaine de longs métrages dont une adaptation au moins de John Steinbeck. 

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    José Luis va être blessé et arrêté lors du cambriolage 

    Film à petit budget, l’histoire est volontairement minimaliste. Antonio et José-Luis sont deux bandits liés par des liens très forts d’amitié. Ils cambriolent un dépôt sur le port. Le coup cependant n’est pas tout à fait réussi, ils sont obligés d’abattre plusieurs gardiens, José-Luis est blessé et arrêté tandis qu’Antonio arrive à s’échapper en se jetant dans la mer. José-Luis, avant de se faire arrêter a demandé à Antonio de s’occuper de  sa maîtresse, la belle Rossana. Celle-ci va se mettre en ménage avec Antonio. Tous les deux ils vivent assez isolés, au bord de la mer. Antonio pêche des éponges et du poisson et Rossana vend les éponges au village pour avoir de quoi acheter le nécessaire. Cette vie simple et austère semble leur convenir. Jusqu’au jour où José-Luis fait son apparition. Il vient de s’évader du pénitencier. Rossana se méfie, surtout d’elle-même et elle avoue à Antonio qu’elle a aimé et que peut-être elle aime encore José-Luis. Mais Antonio impose José-Luis, arguant du fait qu’il est son meilleur ami.  La situation va cependant se détériorer, aussi bien parce que la police recherche les deux hommes, que parce que Rossana manifeste des sentiments à l’endroit de son ancien amant. Les deux hommes vont se battre pour Rossana et c’est Antonio qui aura le dessous. Cependant, il se vengera et abattra Rossana, tandis que la police le tuera. 

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    Rossana vit librement au bord de la mer 

    C’est évidemment un drame puissant où on retrouve aussi bien les influences des films noirs américains comme Le facteur sonne toujours deux fois de Tay Garnett, que le tragique presque muet des films japonais. La quasi absence de dialogues et l’insertion de ce drame dans un cadre naturel surprenant renforce la tragédie. Ce pourrait être une pièce de théâtre, tant les décors sont peu nombreux. Mais en même temps ces décors austères et beaux inscrivent cette histoire de passion amoureuse dans un cadre social misérable. Si les amants vivent pauvrement au bord de la mer de presque rien, le village ne paraît guère plus riche. D’ailleurs ici on n’aime pas non plus les policiers et les soldats, on s’en méfie, et on affirme une solidarité avec ceux qui ont des ennuis avec la justice. José-Luis sera invité à partager la table d’hommes en train de chanter leurs peines. Ça n’empêche que les hommes du village sont fascinés par cette belle sauvageonne qui vient périodiquement vendre le produit de sa pêche. 

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    Avec Antonio elle retrouve une certaine innocence 

    Bien entendu c’est un triangle amoureux. Mais Rossana a mis en garde son amant contre le retour de José-Luis, elle lui annonce que peut-être elle l’aime encore et qu’il vaudrait mieux qu’ils ne l’accueillent pas chez eux dans cette misérable cabane. Mais Antonio est fier et doit assumer son amitié avec José-Luis, ce qui entraîne évidemment son effondrement moral. Il se met à boire plus que de raison, devient jaloux et brutal.

    C’est un film désespéré et mélancolique qui joue de l’opposition entre les désirs assumés et refoulés, les attirances physiques et les contraintes morales et sociales qui brident les instincts primaires. Il y a aussi la perte d’un paradis perdu, d’une perversion fondamentale dans cette insertion d’une nature belle et austère et l’engrenage fatal de la criminalité pas plus ordinaire. Ce sont des êtres qui vont presque nus, qui communiquent avec la mer, Rossana est cette naïade simple et physique, amenée seulement par ses instincts sexuels. La charge érotique est évidemment partie intégrante du film, avec les seins et les jambes presque nus, attirant les regards concupiscents des mâles qui la regarde passer. 

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    Le bonheur n’est pas loin 

    La caméra met d’ailleurs l’accent sur les corps, que ce soit celui de Rossana bien sûr mais aussi ceux d’Antonio et de José-Luis. Il y a un plaisir à filmer cette jeunesse brutale et instinctive, dans l’opposition entre les villageois, habillés comme de pauvres paysans ou pêcheurs et le trio infernal qui va pieds nus et exhibe volontiers son physique.

    Cependant, la mise en scène recèle aussi d’autres qualités. L’alternance des plans serrés sur les visages et les corps et les plans d’ensemble qui enserrent les individus dans les éléments naturels, la mer principalement, qui les déterminent et les poussent à agir. S’il y a peu de mouvements compliqués d’appareil, il y a par contre une science consommée du découpage des séquences qui donne un rythme particulier, à la fois nerveux et lent. 

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    Rossana et Antonio goûtent des joies simples 

    Le film est construit principalement autour de Rossana Podesta. Lorsqu’elle tourna dans ce film, elle n’avait pas vingt ans, et déjà une quinzaine de films derrière elle. C’est pourtant le film d’Emilio Fernandez qui lui permit d’atteindre à la notoriété internationale et qui lui permit de tourner ensuit dans Ulysse de Camerini avec Kirk Douglas. Elle fut remarquée aussi dans un certain nombre de péplums, Hélène de Troie de Robert Wise. Elle tourna aussi avec Robert Aldrich, avec Edmond T. Greville. Elle avait cette capacité d’alterner les rôles dramatiques et les comédies sans trop de problèmes, démontrant par là qu’elle n’était pas un simple corps. Cependant, même si elle tourna de nombreux films, notamment avec Marco Vicario son époux, elle ne retrouva jamais de rôle aussi dense que dans La red. Elle crève littéralement l’écran, avec ses seins qui pointent à travers son corsage, ses cuisses qui émergent de sa robe misérable. Si elle sourit peut et garde le plus souvent un masque tragique, elle éclaire aussi le film à deux ou trois reprises quand elle manifeste son bonheur immédiat avec ses deux amants. Elle est décédée à la fin de l’année 2013. 

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    Rossana va au village vendre les éponges qu’Antonio a péchées 

    Le reste de la distribution est évidemment moins intéressant. Mais cela ne pose pas de problème dans la mesure où leurs rôles sont presque muets. Crox Alvarado et Armando Silvestre qui incarnent respectivement Antonio et José-Luis, arborent en permanence des figures sombres et fermées. Ils comprennent sans doute plus vite que le malheur les frappe et qu’ils ne pourront pas y échapper. Armando Silvestre fera aussi carrière à Hollywood, le plus souvent dans des seconds rôles d’indien. Crox Alvarado lui se contentera d’une carrière essentiellement mexicaine. 

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    Antonio accueille du mieux qu’il le peut son ami José Luis 

    A sa sortie en France le film fut bien accueilli. Il eut notamment les honneurs de la couverture des Cahiers du cinéma. Mais il me semble aussi que ce film a eu une influence directe sur le premier film de Robert Hossein, Les salauds vont en enfer. Non seulement le caractère neurasthénique des deux films est tout à fait similaire, mais la façon dont est filmée Marina Vlady, fausse sauvageonne, rappelle Rossana Podesta dans La red.

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    José Luis au village va croiser la route des soldats 

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    Antonio va se révéler jaloux 

    Comme on le voit, on aurait tort de négliger ce film. Il est très original et possède une esthétique singulière qui fait que la patine du temps n’a pu que le bonifier.

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    Les soldats vont mettre fin à la cavale d’Antonio

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    L'excellente revue L'indic pousuit ses publications thématiques en abordant le thème de la guerre. En effet la guerre est un sous-tème important du roman noir qui permet aussi bien d'interroger les origines de la violence et du crime que de raccrocher le récit criminel à des situations politiques décisives. La guerre impose un rythme, une périodisation particulière dans l'évolution du genre. 

    Dans ce numéro on trouvera non seulement des articles qui rattachent le "noir" au conflit de la Première Guerre mondiale, mais aussi une très intéresante interview de Sam Millar qui dut impliqué de près dans un conflit interminable qui ne dit pas son nom, la guerre d'indépendance de l'Irlande face à l'occupant anglais.

    Le thème de la guerre a aussi été décisif dans la construction des héros négatifs que sont les détectives désabusés qui ont peuplé le roman noir. D'ailleurs le dernie film que j'ai chronique ici, P.J. justifie le caractère du héros par sa paticipation à la guerre de Corée.

    Il est fortement conseillé de s'y abonner !

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